« True Grit » de Ethan et Joel Coen

Un remake aphasique

 « Depuis qu’il s’est compromis en se mettant à parler,

le cinéma a le devoir de dire quelque chose. » Joseph L. Mankiewicz

Adapté du roman éponyme de Charles Portis, True Grit réalisé par les frères Coen est le remake d’un western d’Henry Hathaway de 1969 qui a connu également deux « suites » télévisuelles : en 1975, Rooster Cogburn avec John Wayne reprenant son rôle et Katherine Hepburn ; et, en 1978, True Grit : A Further Adventure avec Warren Oates. Comme l’adaptation d’un roman, le remake répond d’abord à des préoccupations d’ordre strictement économique : réduire la part d’incertitude que comporte toute production cinématographique. Sur le remake des films étrangers, le producteur indépendant, David Selznick le souligne avec pertinence :

« Je vous demande de garder en tête à tout instant qu’une des principales raisons d’acheter des films étrangers pour en faire des remakes est que, lorsqu’ils sont bons, cela épargne une bonne part des angoisses de la création et pas mal d’argent. » (1)

True Grit est sorti aux USA le 22 décembre 2010 avec une grosse combinaison de 3047 copies : Paramount Pictures, le distributeur également producteur du film, croyait en son potentiel commercial. Avec un budget estimé à 38 M$, le film a rapporté plus de 36 M$ dès la première semaine. Toujours en exploitation en Amérique du Nord, il a déjà engrangé plus de 160 M$ de recette. Investissement rentable, le calcul économique s’est avéré entièrement pertinent. Mais, au-delà de la logique économique, quel intérêt peut bien revêtir une nouvelle version de l’adaptation assez convenue de Henry Hathaway qui, par ailleurs, n’a jamais été un grand réalisateur ? (2)

Le pitch du film est très simple : pour retrouver et faire pendre Tom Chaney, l’assassin de son père, réfugié dans les territoires indiens, Mattie Ross, 14 ans, engage un marshal alcoolique. Un « texas ranger », LaBoeuf se joint à eux car il recherche également Chaney dont la tête est mise à prix pour le meurtre d’un sénateur.

Le marshal Reuben J. Cogburn porte un bandeau sur l’œil gauche dans la version de 1969 et sur l’œil droit dans celle de 2010. Tom Chaney (Josh Brolin), le meurtrier poursuivi, a la joue gauche tachée par une explosion de poudre dans le western des frères Coen, alors que c’était la joue droite qui était marquée dans celui d’Hathaway. Si le marshal interprété par John Wayne était certes bourru et mal embouché, Jeff Bridges en fait trois tonnes : plus fidèle au roman, il descend la gnôle comme du petit lait et, surtout, arbore un air beaucoup plus cradingue : visiblement, il doit puer la hyène. Pour faire « vrai » depuis la mode des westerns italiens, le sale et le mal rasé sont tellement de rigueur que Butch Cassidy et le Sundance Kid tel qu’ils apparaissent sur les clichés de l’époque en complet veston et chapeau melon passeraient pour des cow-boys d’opérette et les semi-habiles du monde entier se gausseraient de leur manque de « réalisme ». Ces concessions aux conventions à la mode et ces distinctions oh combien signifiantes et capitales ôtées, les deux films se ressemblent car ils suivent, peu ou prou, la trame proposée par le romancier : les variations sont ténues. Si le « méchant » est mieux traité dans la version des Coen, qui ont évidemment retenu la leçon d’Hitchcock, Mattie Ross qui fait fonction de narratrice dans le récit, bénéficie de plus d’attention de la part d’Hathaway : dans la mise en place notamment où elle est présentée dans sa fonction de régisseur du ranch de son père. Car c’est évidemment Mattie Ross qui possède The True Grit.

Dès lors, pour apprécier pleinement l’adaptation de 2010, il est préférable de tout ignorer et du livre et des versions précédentes. Comme dans la plupart des remakes, le succès de la « découverte » du nouvel opus tient surtout au « néo-analphabétisme » du public comme le dit si bien Castoriadis :

« Il y a belle lurette que le modernisme est devenu une vieillerie, cultivée pour elle-même, et reposant souvent sur de simples plagiats qui ne sont admis que grâce au néo-analphabétisme du public. » (3)

En cela les frères Coen sont assurément pleinement modernes. Moderne également leur attrait pour le vide ou pour l’absence de contenu. Il est symptomatique que lorsque le marshal et le texas ranger pénètrent avec Mattie dans le territoire indien des Choctaw ils découvrent un désert inhabité. Seuls les hors-la-loi y trouvent un refuge temporaire et précaire. Présent dans les deux films, cette donnée est certes conforme au roman qui se situe sur les franges de la parodie. Le livre a été publié en 1968 : les héros ne sont plus (4) et The True Grit est incarné, en fait, par une jeune fille, une « bookkeeper » de 14 ans qui donne des leçons de vie à des adultes immatures…

Dans la mythologie de la conquête de l’Ouest, le Blanc pénètre dans la « Wilderness » pour fuir « The blessing of civilization » comme Ringo et Dallas à la fin de Stagecoach (John Ford, 1939) ou Jeremiah Johnson (Sidney Pollack, 1972) et découvrir un monde épargné par la Loi où il n’y aurait « pas de prison pour les hommes, pas d’asile pour les fous et pas de curés pour les âmes » comme le dit la ballade de Jeremiah Johnson. Dans l’Ouest sauvage, le Blanc fait une rencontre capitale avec l’Indien qui lui enseigne la vie (5), lui fait découvrir l’harmonie avec la nature et lui transmet en héritage ses vertus de « vanishing american ». Un passage de relais en quelque sorte. Depuis le cycle fondateur de Fenimore Cooper, l’amitié du Blanc et de l’Indien dans les grands bois est assurément un des grands mythes fondateurs des USA. Rien de tout cela dans True Grit ; ce monde est vide et il est impossible de s’y établir sans médiation de l’Indien. Du reste, pas un seul personnage du film n’y songe un seul instant.

Mais aucun autre grand thème du western n’est abordé dans le film. Les réalisateurs qui ont marqué le genre savaient lier l’histoire individuelle au destin collectif. Dans True Grit, pas d’implication, pas de discours sur le monde. Juste un récit bien ficelé destiné à divertir le plus grand nombre et qui réussit pleinement à remplir sa fonction. Par ailleurs, ce refus de prendre parti s’inscrit dans la conception romantique de l’artiste hors du temps et correspond bien à la notion d’auteur au cinéma qui passe par la négation de l’engagement.

« Un cinéma rétif à exalter le mythe de la nation, moins désireux encore de l’incarner à travers quelque figure historique que ce soit, mais cultivant en revanche une pensée de l’homme et de l’art à ce point irréductible à la récupération idéologique qu’elle devient en soi une arme politique. On appela cela, jadis, la politique des auteurs. » (6)

Le procès de légitimation du cinéma implique l’existence d’un artiste (7) détaché des triviales contraintes du temps, libre par rapport aux puissances d’argent et aux pouvoirs politiques. Pour éluder toutes les questions historiques et politiques susceptibles de compromettre ce grand dessin, le travail sur le contenu est proscrit au profit de l’analyse purement − qualificatif capital ! − formelle. Dès lors, le cinéphile peut admirer, sans réserve, le brillant montage de Birth of a Nation sans se formaliser du contenu ouvertement raciste de ce grand film à la gloire du Ku Klux Klan… Et s’esbaudir devant True Grit. D’autant qu’en France, les frères Coen jouissent du statut d’auteur.

La posture du jeune homme revenu de tout avant même d’être allé nulle part (ou plutôt sans jamais avoir quitté Hollywood, le centre du monde) pouvait déjà agacer chez les deux frérots. Aujourd’hui, Ethan Coen a 54 ans et Joel 57 ans, et ils n’ont toujours rien à dire : cette attitude affectée d’enfant gâté commence à devenir pitoyable.

Mato-Topé

1. David O. Selznick, Mémo, Paris, Ramsay (Poche Cinéma), 1985, p. 100.

2. Howard Hawks : « Ma foi, l’homme qui manie la caméra mieux que personne, Henry Hathaway, n’a jamais tourné de films particulièrement remarquables. La mécanique ne semble pas faire la différence. » In Hawks par Hawks, de Joseph McBride, Paris, Ramsay, 1987, p. 121. En ce sens, les Coen sont proches d’Hathaway : ce qu’ils font de mieux, c’est encore jouer avec leur caméra…

3. Cornelius Castoriadis, La Montée de l’insignifiance, Paris, Le Seuil, 1998.

4. En première page du Monde Magazine du 20 février 2010, Jeff Bridges, L’anti-héros des frères Coen… Depuis Citizen Kane, il ne saurait exister d’autre héros que le réalisateur. C’est également une grande marque distinctive du film d’auteur.

5. Dans Into The Wild (Sean Penn, 2008), l’absence de l’Indien condamne le Blanc qui refuse tout lien social à mort (Cf. « Cinéma 2008 : un bilan ! », in Le Monde libertaire, n° 1541, du 29 janvier au 4 février 2009). Et dans Brockeback Mountain (Ang Lee, 2005), elle contraint les deux Blancs à retourner dans le monde « civilisé ». Deux films qui ne délivrent pas de message mais disent quelque chose.

6. Jacques Mandelbaum et Jean-François Rauger, Le Monde, dimanche 20 et lundi 21 février 2005.

7. Identifier un artiste au centre de la production cinématographique sera la tâche principale de la fameuse politique des auteurs conduite par les jeunes turcs des Cahiers du Cinéma et toujours défendue par leurs héritiers : Cf. l’article en forme d’éditorial de Jacques Mandelbaum et Jean-François Rauger cité plus haut.

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