Sortie en France le 30 mars 2011
ou Tanguy chez les juifs orthodoxes
Le Vagabond est assurément un film exigeant en ce que, à aucun moment, il ne consent aucune concession. Une analyse au scalpel. Pas de belles images pour rendre compte de la laideur du monde, pas de plaisir du film pour un spectateur toujours enclin au voyeurisme… On peut certes rendre hommage à la détermination et à la cohérence du réalisateur. Pour autant, quelques questions récurrentes restent posées. À quel public s’adresse ce type de films ? Le Vagabond ne saurait être présenté sans un accompagnement particulier : soirée débat avec le soutien d’une association par exemple.
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Étudiant dans une yeshiva (une école consacrée à l’étude de la Torah et du Talmud dans le judaïsme orthodoxe), Itzhak est le fils unique de parents born again dont le zèle est à la mesure de tout ce qu’ils croient avoir à se faire pardonner par leur créateur courroucé. Même dans l’appartement familial, la mère ne se départit jamais de son foulard − pas un cheveu ne dépasse − ni de sa robe sans forme ; ainsi accoutrée, elle découragerait jusqu’au Gorille de Brassens. Sinistres, le frigidaire et les repas de la famille illustrent parfaitement le refus de tout plaisir ; les tabous alimentaires remplissent une double fonction : permettre le contrôle social (malheur au briseur de jeûne !) et assimiler tout plaisir, comme ceux de la table, à un péché capital de surcroît. Quant à ceux du lit, la mère dort sur le canapé…
Dans ce monde, la parole est rare comme dans un monastère de contemplatifs ; elle est réservée aux saintes écritures psalmodiées à la yeshiva à laquelle le père conduit tous les jours son fils.
Comme dans toutes les familles, les cadavres sont soigneusement rangés au fond des placards. Mais cela n’empêche pas le père de faire d’horribles cauchemars. Itzhak se perd en conjectures d’autant que sa mère ne répond pas à ses questions. Cependant, ce sont des parents aimants qui cherchent le bien de leur enfant : Avishaï Sivan refuse la caricature. Conscients qu’à son âge il ne devrait plus vivre sous leur toit, ils sont très inquiets pour leur fils qui souffre.
Car tous ces non-dits conjugués à l’observance à la lettre des commandements du Livre (ici chez des juifs en Israël) rendent littéralement malade Itzhak : la peste émotionnelle le ronge. Lorsque le spectateur le découvre avec les premières images du film, il se tord de douleur sur son lit. Puis dans la vie de tous les jours, il est incapable de nouer des relations normales avec ses camarades d’études qui, bien qu’orthodoxes, ont des préoccupations de jeunes hommes : ils fument et s’intéressent aux filles. Si pour leur plaire, Itzhak est capable de leur acheter des préservatifs, il ne s’en est jamais servi et surtout ne saurait même pas avec qui. Car, a fortiori, sa vie affective ressemble au désert du Néguev même si ses parents, pensant toujours bien faire, ont arrangé une rencontre avec un parti convenable soit une jeune fille (Rinat Matatov qui jouait déjà le laideron dans La Visite de la fanfare : le casting est parfois cruel !) encore moins attirante que sa propre mère !
Par-dessus tout, Itzhak redoute que les souffrances physiques, qu’il endure, lui soient affligées par Jéhovah. Toujours vindicatif et redoutable, Dieu punirait ainsi son père à travers lui ; ce qui donnerait sens à son mal : la culpabilité se transmet. Aussi se rend-il au mur des lamentations pour adresser une prière au Tout-Puissant. Sans réponse, il tente de se soigner en consultant la médecine des hommes. Sur les conseils d’un personnel soignant à son écoute, il se fait même opérer mais rien n’y fait : Le mal est trop profond, incurable.
Alors, il ne lui reste plus qu’à ôter son uniforme de juif hassidique et à s’enfoncer dans la nuit de la grande ville. Et là c’est pire encore car il n’a pas de place dans ce monde et il n’est nullement préparé pour l’affronter. Dans cet univers encore plus laid que le sien, règne une violence ouverte : la prostituée hurle et insulte, son mac a le couteau facile et la jeune femme ivre vomit ses tripes puis, à quatre pattes, cherche ses lentilles tombées dans ses vomissures… Sans voyeurisme – la caméra reste à distance – rien n’est épargné à Itzhak et au spectateur appelé à suivre ses pérégrinations nocturnes. Aussi, après ses errances terribles dans l’enfer urbain et une accumulation de péchés mortels qu’il va devoir expier le reste de sa vie (la police des hommes n’a pas voulu l’entendre : la scène dans le commissariat est très juste), il ne peut que revenir chez ses parents la tête basse. Quelques larmes devant leur porte, il remet sa kippa et entre… Pour Itzhak, il ne saurait y avoir d’échappatoire.
Avec Ha’Meshotet, Avishaï Sivan réalise son premier long métrage pour le cinéma. Plasticien et vidéaste de formation, son film porte la marque d’une exigence formelle. Lumière blafarde, couleurs glauques, le film se présente comme une succession de plans fixes. Les cadres tronquent souvent les têtes ou les corps à l’image des mutilations que font subir les religions du Livre (?). Ils sur-clôturent l’espace (Cf. l’affiche israélienne et américaine qui reprend un plan du film utilisé à deux reprises : Itzhak emprunte un passage très étroit borné par deux palissades) et ainsi expriment parfaitement l’enfermement de ces communautés et l’impossibilité de communiquer avec le reste du monde. Une seule séquence dans tout le film prête à sourire tout en exprimant le décalage culturel : Itzhak est assis seul sous un abribus puis le cadre se remplit de jeunes femmes modernes qui encerclent peu à peu le pauvre jeune homme sans même le voir. Bref si l’analyste peut bien constater une parfaite adéquation entre la forme et le contenu (marque d’un propos cinématographique cohérent : le plaisir du film est absent), le spectateur subira une véritable épreuve qui ne dure heureusement que 80 minutes mais qui le convaincra (mais nos lecteurs n’en ont pas vraiment besoin) de l’inhumanité ontologique de ces doctrines mortifères.
Mato-Topé
Sophie Dulac Distribution
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