Et si c’était un commencement ? – David Graeber

Et si c’était un commencement ?

Il existe, ainsi que nous le reconnaissions dans un autre texte, des formes d’anarchisme « extra muros », autrement dit en dehors des organisations libertaires classiques. Et c’est maintenant l’usage − quand, qui plus est, ces anarchistes-là sont jeunes − de nommer ces militants « post-anarchistes » sans autres précisions, bien que l’on puisse discuter de cette affirmation. Ainsi pensons-nous que David Graeber, l’auteur américain de Comme si nous étions déjà libres (Lux éd.) entre, si l’on peut dire, dans cette catégorie. Son livre, qui décrit le déroulement des actions d’Occupy Wall Street en 2012 (et après), aborde avant tout la possibilité d’une démocratie réelle aux États-Unis. Car, selon Graeber, les États-Unis ne sont pas une démocratie ; il ajoute que, pour l’essentiel, son livre « porte sur l’ouverture de l’imaginaire radical que le mouvement Occupy a permise ».

Imaginaire qui vivifierait une politique préfigurative, « idée selon laquelle la forme organisationnelle qu’adopte un groupe doit incarner le type de société qu’il veut créer ». Et nous nous trouvons alors devant le fonctionnement de groupements « horizontaux » opposés à la verticalité et à la hiérarchisation.

Lors d’une prise de parole improvisée sur les marches du Federal Hall, 26 Wall Street à New York, où la Déclaration des droits américains de 1789 fut signée, Graeber précise que le gouvernement américain est, dès l’origine, de type républicain plutôt que démocrate, appuyant son affirmation sur les propos de James Madison (1751-1836), quatrième président des États-Unis, qui écrivait :

« Dans une démocratie, le peuple s’assemble et exerce le pouvoir lui-même ; dans une république, il s’assemble et l’administre par ses représentants et ses agents. Une démocratie en conséquence sera confinée dans un petit espace. Une république peut être étendue sur un grand pays. »

Grand pays aux frontières extensibles, c’est ce que ne manquent pas d’illustrer les États-Unis avec ses presque mille bases militaires ou assimilées de par le monde pour le contrôler et garantir ses intérêts économiques. Mais nous savons que les empires, comme les civilisations, sont périssables − grignotés par des forces plus ou moins obscures − et qu’à un certain moment ils s’effondrent comme ce Reich qui devait durer mille ans ou comme l’URSS qui implosa et qui ne dura que le temps d’une vie d’être humain.

Il est à remarquer que, depuis la naissance de cette république américaine, les hommes qui comme Washington l’ont créée l’ont fait avec la volonté de fonder un « système visant à écarter et maîtriser les dangers de la démocratie ».

Les dernières élections pour la présidence qui virent la victoire d’Obama ne montrent pas autre chose quand on sait que pour être élus les deux candidats ont fait la course à l’argent auprès des milliardaires, des groupes de pression et autres lobbies pour le financement de leur campagne. Et on gardera en mémoire qu’il faut seulement 25 % d’Américains vivant dans quelques États-clés pour emporter la décision.

Pour Graeber, un aperçu d’une démocratie digne de ce nom a pointé son nez quand avec le mouvement Occupy « des centaines de véritables tribunes politiques » se sont exprimées sur leurs inquiétudes et leurs problèmes réels.

Mieux, même, ces jeunes gens indignés ont demandé « explicitement à la classe politique qu’on reconstruise le système politique à neuf et appellent (c’est le cas de certains d’entre eux) non pas à une réforme du capitalisme, mais à son démantèlement pur et simple ».

La démocratie ne doit donc pas se limiter à faire élire des politiciens qui formeront le prochain gouvernement, « gouvernement [qui] n’est aujourd’hui guère mieux qu’un système de corruption institutionnalisé, qui peut vous emprisonner pour le simple fait de l’avoir affirmé ».

Par exemple : « En 2009, la Bank of America a réalisé des profits de 4,4 milliards de dollars, n’a payé aucun impôt et a tout de même obtenu 1,9 milliard de dollars en crédits d’impôt. Elle a également investi quelque 4 millions de dollars en lobbying, qui sont allés directement dans les poches de ceux qui avaient rédigé le code des impôts pour qu’une telle chose soit possible. »

Mais il s’agira, surtout, d’aller plus loin que la simple volonté de vouloir faire payer aux plus riches les impôts qu’ils doivent ; il s’agira, à partir d’une pratique de lutte contre le capitalisme financier, d’élaborer différentes manières de prendre démocratiquement des décisions et de radicaliser cette pratique. Et Graeber ne craint pas de passer de ce qu’il nomme la naissance de la « démocratie » à l’« anarchisme » tout en approfondissant le sens de ces mots.

Il note qu’aux États-Unis, d’une façon générale, il y a − nous le répétons − une collusion entre le gouvernement et les institutions financières avec pour intention principale de « tenir » le peuple ; et un des moyens de pression sera l’endettement dans lequel les citoyens s’enfoncent toujours plus. Ainsi un Américain sur sept est-il poursuivi par les agences de recouvrement ; en particulier, les jeunes gens des classes moyennes qui se sont endettés pour leurs études n’auront pas le temps de toute une vie pour rembourser leurs emprunts. Or ce sont principalement ces jeunes qui ont pris conscience du problème et que l’on a retrouvés parmi les contestataires d’Occupy Wall Street ; jeunes qui dénoncent tout à la fois le pouvoir de l’argent et l’argent du pouvoir ; le pouvoir du 1 % sur les 99 %.

Si Graeber reconnaît que l’action entreprise s’ouvre sur un « travail de longue haleine », il semble, pour lui, que nous nous trouvons à un commencement, devant « l’éclosion possible d’un mouvement révolutionnaire » qui, comme tout mouvement révolutionnaire, prendra l’heure venue tout le monde par surprise. Et il commente le fait que ceux qui préparent les révolutions, pour la plupart, ne croient pas pour autant qu’elles puissent arriver. Or une chose s’est produite : la naissance d’« un mouvement de masse fondé sur la démocratie directe » en situation :

« Le fait de voir un groupe de 1000 ou 2000 individus prendre des décisions collectivement, sans structure hiérarchique, et uniquement motivé par des principes et la solidarité, peut changer notre conception fondamentale de ce à quoi pourrait ressembler la politique, ou même la vie humaine. »

Si, aux États-Unis, le capitalisme a évolué, de même la composition des exploités n’est plus ce qu’elle était, « la frontière entre étudiants et travailleurs s’est quelque peu embrouillée », « la composition de la classe ouvrière est devenue hétéroclite » et un syndicat comme le TWU (Transport Workers Union Local) a apporté un soutien sérieux à Occupy.

Un autre aspect à signaler, et que nous qualifions de libertaire − et on pourrait faire le rapprochement avec l’idée du « retrait » préconisée par Landauer −, c’est le refus de traiter avec les institutions politiques, le refus de contribuer au système et d’y entrer de quelque façon que ce soit. Il s’agit de construire une démocratie au sens fort du mot ; et, sans doute aucun, ce mouvement y a réussi « grâce » à une présence anarchiste avérée.

La vague d’Occupy ne s’est pas arrêtée à New York ; elle a touché, avec plus ou moins de force, 800 autres villes américaines. Il en fut de même de la vague des printemps arabes. Et ceux qui pensent que le monde se transformera en un clin d’œil et qui se plaisent à dire que toutes ces actions ont maintenant échoué, actions des indignés d’Occupy, actions des jeunes révoltés du Maghreb et d’ailleurs, c’est parce qu’ils estiment quantité négligeable les centaines de milliers de jeunes gens qui ont maintenant fait l’expérience de l’action collective, de la démocratie directe et de la solidarité. « Il est alors presque impossible de revenir en arrière et de voir les choses comme avant », nous dit Graeber, les bases ont été jetées d’une culture réellement démocratique : « Le mouvement Occupy [a permis] une renaissance de l’imaginaire révolutionnaire que les idées reçues ont depuis longtemps déclaré mort. »

La preuve d’une certaine efficacité de ces actions, c’est la CIA (Central Intelligence Agency) qui le montre − elle qui dans les années 1960-1970, après avoir étudié les fonctionnements des guérillas, tenta d’en constituer au Nicaragua avec les « contras » − et qui, il y a peu, s’est mise à étudier les actions de désobéissance non-violente. Ainsi en vint-elle, afin de déstabiliser certains pays anciennement communistes, à apporter son aide à des groupes comme à Otpor (Résistance) en Serbie.

Graeber écrit que les indignés de Wall Street ont évité « soigneusement la violence » et qu’ils ont recouru « à la désobéissance civile, comme en témoigne le célèbre blocage du pont de Brooklyn le 2 octobre [2011] » qui donna lieu à 700 arrestations.

Également, Graeber s’étonne et s’interroge sur le relatif succès d’Occupy auprès des divers moyens d’information ; pour lui, « Occupy Wall Street constitue peut-être la première victoire des tactiques non-violentes en Amérique, qui dépendent d’une certaine sympathie des médias pour réussir ». En effet, il faut savoir que, depuis les années 1950, toutes les actions à caractère non-violent ont été boycottées par les grands médias américains et que les violences de la police contre les non-violents sont largement acceptées ; il cite en particulier ces activistes qui voulaient protéger les forêts anciennes contre les entreprises de pillage et de dévastation et qui échouèrent devant l’extrême violence de la police.

Pour autant, les militants d’Occupy adoptèrent « l’approche gandhienne », mais en s’appuyant sur les « médias sociaux », sur l’horizontalité de la Toile, sur les caméras des téléphones portables, sur You Tube, etc. Ainsi l’image de Tony Bologna, un flic en train d’asperger de gaz chimique deux jeunes femmes coincées derrière des barricades, fit-elle instantanément son apparition sur tous les petits et grands écrans à l’échelle internationale. Citons encore, pour son intérêt, cette cinquantaine d’intellectuels dissidents chinois qui dirent leur solidarité à Occupy lors de l’occupation du pont de Brooklyn.

Si la presse américaine ne voulut rien voir et fit silence, ce ne fut donc pas le cas de la presse internationale, en particulier d’Al Jazeera et de quelques autres, qui ne cherchèrent pas « à ignorer, à discréditer ou à diaboliser les manifestants ». Par la suite, les médias américains, qui restaient seuls à se taire, firent enfin écho aux actions d’Occupy, ne serait-ce, semble-t-il, que pour contrebalancer le matraquage d’informations sur le Tea Party.

Occupy fut-il un succès dans sa réalisation ? « Oui, il y a eu un bref instant où la formule gandhienne (délégitimer le pouvoir en maintenant un pacifisme scrupuleux, puis en permettant au monde de voir à quel point l’État allait continuer à réagir de façon aussi brutale) a semblé fonctionné. Mais ce fut bref. »

En effet, très rapidement tous les lieux occupés furent évacués par une police en très grand nombre et militarisée qui entreprit de détruire maisons, cuisines, cliniques et bibliothèques.

Échec ? En apparence car, très rapidement, le mouvement a repris pied dans un environnement certes plutôt défavorable et, dans la foulée, des assemblées de discussion ont été organisées sur des thèmes variés ; c’est le problème de la dette qui a eu le plus de succès.

S’il est difficile d’imaginer − dans la durée d’une seule année et aux États-Unis − qu’un changement social d’importance puisse parvenir à s’installer durablement et profondément, Occupy aura cependant réussi à faire prendre conscience à la grande majorité des gens que le pouvoir des 1 à 3 % n’était que l’association de la finance et du gouvernement.

Nous resterons attentifs à la suite car, comme l’écrit Walter Benjamin : « Rien de ce qui s’est un jour produit ne doit en effet être considéré comme perdu pour l’histoire. »

En bien et en mal !

André Bernard

Cercle libertaire JB33

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