Des mains plutôt que des mots, Achaïra, 16 juin 2011

Bruno Montpied, Éloge des jardins anarchiques,
accompagné de Bricoleurs de paradis, un film de Rémy Ricordeau,
L’Insomniaque éd., 2011, 224 p., 29 euros 

Avoir sous les yeux un bouquin des éditions de l’Insomniaque, c’est être assuré d’une qualité typographique certaine et, quand il s’agit de textes de Bruno Montpied, c’est de prime abord susciter une grande curiosité de lecture. Et puis, quand s’ajoutent à tout ça plus de 250 photos en couleur sur un beau papier glacé, c’est un plaisir pour le regard.

Bruno Montpied rend compte ici de ce qu’il nomme les « environnements spontanés populaires », autrement dit les « jardins anarchiques » ; d’autres dénommeront différemment ces ouvrages des « inspirés du bord des routes ». Parmi de nombreuses qualifications, on parlera d’art naïf, d’art populaire, d’art singulier, d’art du quotidien, d’art brut, de surréalisme spontané, d’art immédiat, etc. J’en oublie… Bruno, d’ailleurs, s’efforce de guider le lecteur parmi toutes ces dénominations.

Tout un chacun connaît déjà − du moins je le suppose − le Palais idéal du facteur Cheval ; un peu moins sans doute les mosaïques de vaisselle cassée de Raymond Isidore, un balayeur de cimetière qui fut appelé Picassiette.

Ce livre ouvre une porte sur la poésie directe et l’enchantement de ces lieux construits par une centaine de « bâtisseurs de l’imaginaire » qui œuvrèrent − et qui œuvrent encore pour certains − à travers la France sans permis de créer, en « va-nu-pieds de l’art », en inventeurs irrespectueux, en bonshommes sauvages, en ignorants de tout ce qu’il faut savoir des techniques artistiques reconnues, insoucieux de valeur commerciale, habités seulement par l’urgence de faire advenir quelque chose de leurs mains.

Le propos de Bruno Montpied est de faire connaître − et de faire partager − la révolte poétique de ces anonymes étouffés de silence, d’indifférence ou de mépris ; révolte qui se caractérise par une créativité plastique débordante qui se montre à tous sans pudeur au bord des chemins : des exhibitionnistes en quelque sorte. Il est à noter que ces habités d’étranges marottes sont souvent des ouvriers retraités qui découvrent devant eux − quand la nécessité du travail n’est plus une activité obligatoire − un temps de liberté, un temps de loisir pour se consacrer enfin, sans contrainte, à tout ce qui se passe dans leur tête ; temps propice à visiter leurs rêves qu’ils donnent ainsi à voir ; temps de vide au centre de la roue de la vie…

Par des articles publiés à différentes époques, sur une vingtaine d’années, dans différentes revues − par exemple dans la revue anarchiste Réfractions, n° 11, de l’automne 2003 −, articles parfois remaniés pour l’occasion, et puis d’autres complètement inédits, Bruno Montpied s’est employé à dresser un inventaire pour que l’on n’oublie pas trop vite ces œuvres pour la plupart éphémères et qui, pour certaines, se dégradent très vite avec le temps, mais œuvres qui en valent bien d’autres ; d’autres, elles, reconnues et qui prétendent braver l’éternité. Pour autant, nos « artistes populaires » semblent se contenter d’un présent qui leur suffit.

On trouvera dans ce livre un grand nombre de descriptions et également des commentaires sur les personnages cités. La rencontre paraît quelquefois un des buts recherchés par ces faiseurs d’objets, comme s’il s’agissait de recréer les liens d’une sociabilité perdue après que l’auteur a quitté définitivement son lieu du travail.

Bruno Montpied, qui s’est déplacé en ces différents lieux de création, détaille les sculptures de l’un, les peintures d’un autre, les entassements et les bricolages de bien d’autres encore, ce en parcourant les « jardins », en photographiant et en filmant les réalisations de ces « fadas ». Un « index des créateurs cités » répertorie en fin d’ouvrage les noms de ces inspirés qui passeront peut-être ainsi la rampe de l’Histoire.

En cours de lecture, on trouvera également une réflexion plus sociale, trop brièvement esquissée, sur ce que l’on pourrait définir comme la motivation profonde de cette poésie concrète.

Il semblerait qu’il y ait là une recherche de racines très anciennes, paysannes et provinciales, à opposer à la centralisation citadine, surtout parisienne, et à la civilisation moderne. Car le risque, vital pour nos « artistes », est de se perdre dans ce monde tourné vers un avenir qui anéantit les originalités de leur « moi » propre. Il s’agit donc, par l’emploi de techniques artisanales, souvent rudimentaires, de retrouver une identité en atteignant une vérité enfouie dans un passé que la grande masse veut bazarder sans regret aucun.

Et je ne résiste pas à rapprocher cette idée d’une réflexion qui m’est chère − réflexion qui se situe sans doute sur un tout autre plan −, celle d’un combattant de l’armée makhnoviste après sa défaite, en Ukraine :

« Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et extirpez-la ! Vous ne la trouverez nulle autre part. »

Le film ? C’est plus qu’un complément au livre parce qu’on y voit ceux qui ne se prennent pas pour des artistes s’exprimer à haute voix, humblement il est vrai. S’exprimer mal, sans doute, le plus souvent, car ils manquent de mots pour dire leur sensibilité. Ils ne les maîtrisent pas ces mots. Ce qu’ils ont à transmettre se dit par le « faire », par leurs mains de travailleurs qui se trouvent tout à coup inoccupée quand vient l’âge de la retraite ; et alors il faut bien passer le temps. Mais c’est à ce moment que quelque chose surgit : une créativité inattendue, une poésie qui n’a pas sa place dans la sphère culturelle reconnue.

Ce film était difficilement concevable sans couleurs. Car ses créateurs, hommes et femmes, en veulent de la couleur. Il fallait aussi montrer le mouvement. Car ça bouge ! Comme les « moulins » et autres vire-vent innombrables de l’un d’eux : André Pailloux qui a également décoré une bicyclette d’un harnachement incroyable fait d’une multitude d’objets, transformant par là ce moyen de locomotion en une véritable œuvre d’art qui n’aura sans doute sa place dans aucun musée.

On trouvera, bien sûr, en fin d’ouvrage une importante bibliographie et des adresses diverses pour ceux qui voudraient poursuivre leurs recherches.

Pour les plus curieux qui, par ailleurs, souhaiteraient mieux connaître les travaux de Bruno, ils iront sur la Toile visiter son site. Tapez : le poignard subtil. Eh oui !

Allez ! À vous la bonne nuit !

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Une réponse à Des mains plutôt que des mots, Achaïra, 16 juin 2011

  1. Jean dit :

    Il est génial ce bouquin qui propose un regard original sur les créations de ces « va nus pieds ». C’est vrai que la réflexion sociale est peut être trop brièvement esquissée dans le texte mais l’avant propos du livre et le commentaire du film m’ont quand même semblé offrir une lecture plus politique.

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