Courant alternatif (hors série, n° 17) et Offensive libertaire et sociale (n° 30), de juin 2011, se sont associés pour publier un numéro commun qui a pour titre « Luttes de libération nationale. Une révolution possible ? ». Ce numéro se décline en trois parties, peut-être divisées un peu arbitrairement : décoloniser nos esprits, décoloniser nos luttes, décoloniser le monde.
Il faut rappeler que les anarchistes, dans leur ensemble, ont souvent été méfiants, sinon hostiles, envers les luttes d’indépendance nationale, chargées naturellement de nationalisme et surtout vues comme réactionnaires car détournant les militants de l’essentiel : la révolution sociale. Mais certains anarchistes ont participé à ces luttes.
Ce dossier se propose de continuer une réflexion qui a déjà fait couler beaucoup d’encre.
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Décoloniser nos esprits, c’est rechercher une vision nouvelle par rapport à la défense des cultures minoritaires, quant à la langue, à l’histoire, à la musique, aux coutumes, etc. ; sans sombrer pour autant dans le folklore, car il est proposé de réconcilier « revendications culturelles et revendications sociales » et de s’opposer à l’uniformisation générale engendrée par la mondialisation, la « modernité » et le mode de production capitaliste qui désagrègent le sentiment d’appartenance, de particularisme et d’identité à la source de ces luttes ; le tout associé à l’injustice économique.
« L’ancrage sur un territoire et le sentiment d’appartenance ne sont pourtant pas l’apanage des seules luttes de libération nationale, ils font partie intégrante de toute lutte sociale », pouvait-on lire déjà dans l’édito.
Ainsi, ce sentiment d’identité, d’appartenance semble être double : à la fois aliénation, obéissance et soumission, mais aussi recherche de liberté, de créativité dans une collectivité humaine particulière. Le mouvement ouvrier, à l’origine, n’était pas autre chose.
Mais, lors des luttes de libération nationale, la question sociale s’efface quasiment toujours devant le nationalisme, de même que le religieux empiète sur le politique.
Une des caractéristiques des luttes de libération nationale, c’est leur caractère « frontiste », c’est-à-dire d’alliance entre les classes ; en particulier l’alliance avec la bourgeoisie (en formation ou pas), qui entraîne une subordination des classes ouvrières et paysannes exploitées. Cependant :
« Il est certes fort peu probable qu’une lutte de libération nationale débouche à l’heure actuelle sur une société sans État, tout comme la lutte ouvrière pour de meilleures conditions de travail ne débouche que rarement sur… l’abolition du salariat ! Est-ce une raison pour ne pas y participer ? » Cette dernière expression sera répétée :
« Un peu comme si on refusait de participer à un mouvement revendicatif sous le prétexte qu’il n’y avait que très peu de chances qu’il débouche sur l’abolition du salariat ! »
Donc, il faudrait participer tout en préservant autant que faire se peut les structures de contre-pouvoir.
Par ailleurs :
« Maintenir à la lutte armée, quand elle existe, le rôle qui lui convient, c’est-à-dire de prolongation des luttes sociales, politiques ou culturelles, et veiller à ce qu’elle n’acquière pas un rôle de direction. »
Il n’empêche que, sur ce dernier point, nous pensons que celui qui tient le fusil a tendance à vouloir le garder pour assurer son pouvoir ; et qu’il a, de ce fait, les outils pour l’imposer. En Algérie, lors de la lutte pour l’indépendance − et bien que la primauté du civil sur le militaire ait été affirmée au congrès de la Soummam −, dès 1957, ce sont les militaires qui prirent le dessus ; la branche armée confisqua le débat politique avec ses conséquences jusqu’à nos jours.
Phénomène illustré encore, avec la lutte des commandos autonomes anticapitalistes au Pays basque et avec diverses dérives. On parle également alors d’une « perception policière de l’histoire ».
Mais là n’est pas l’essentiel de ce dossier dont tous les textes ne sont pas au même niveau de réflexion.
On se demande, par exemple, s’il faut se justifier quand on défend des langues « régionales » comme le breton, le basque, etc. ? À quoi cela peut-il bien servir ? Car « la langue du pouvoir économique l’emporte toujours », qu’on soit breton, basque, gallois, occitan, etc.
Les luttes de libération nationale n’aboutissent pas toujours. Ainsi, pour la Corse, il est constaté que, après un certain nombre d’avancées dans les revendications, il est question maintenant de situation postcoloniale avec la mainmise d’un capitalisme largement occidental. Les revendications ayant été « digérées » par l’État, on assiste à l’heure actuelle à un développement de l’individualisme, du culte de l’argent, de l’urbanisation du territoire et du tout-tourisme (la « baléarisation »).
Mais, au cours des luttes, il s’agira « d’empêcher que le national l’emporte sur le social », d’empêcher des dérives vers un « discours autonomiste libéral » qui convient très bien au grand patronat international, que ce soit avec les autonomies espagnoles, dans les Länder allemands ou le confédéralisme belge. Tout cela dans le cadre d’une Union européenne, institution capitaliste s’il en est, et d’un impérialisme en formation, lieu adéquat pour l’expansion d’un néocapitalisme des multinationales avec un État européen monstrueux qui jouerait le rôle abandonné par les différentes nations.
Ce que ne désavoueront pas des « identitaires » d’extrême droite dans leur tentative de récupération quand ils reprennent les mots d’ordre des mouvements de libération nationale : réappropriation de la langue, démocratie directe, décroissance, etc., pour défendre une « prétendue civilisation européenne blanche et antimusulmane ».
Si un questionnement discret sur la lutte armée apparaît naturellement dans ce numéro, à propos des Basques, des Bretons, des Algériens, etc., la question de la non-violence paraît également à propos du problème kurde : mais il s’agit toujours, bien sûr, de ce que nous nommons plutôt une « absence de violence », dans le respect le plus souvent de la légalité. Et, à ce sujet, on aurait aimé en savoir plus sur la « nouvelle position démocratique et “non violente” du PKK ».
Une coquille (révélatrice de quoi ?) dans une légende au-dessous d’une photo (p. 35) illustre bien un manque de familiarité avec ce moyen d’action quand on écrit « sitting » au lieu de « sit-in ». Les mots de « non-violence » ou de « désobéissance civile », actuellement à la mode, se voient privés alors de toute radicalité.
En terminant la lecture, il nous paraît que ce dossier aurait mérité un peu plus de recul et une plus grande synthèse des différentes argumentations. Transparaissent çà et là des restes de vieilles polémiques, positions historiques figées, qui auraient mérité plus de nuances, plus de hauteur. Cela dit, nous connaissons la difficulté d’un tel travail, mais, comme il est écrit dans l’édito, il s’agissait d’ouvrir des pistes de réflexion. C’est fait. D’ailleurs, de même, les lignes ci-dessus, auront été trop brèves pour tout dire ; elles n’ont pour ambition que d’informer et d’inciter le lecteur à aller y voir par lui-même.
Ce numéro est sans doute sorti trop tôt pour que soit abordée la question des printemps arabes. Rien sur la Palestine ni sur les « anarchistes contre le mur » et les choix de désobéissance civile. Il y aurait des recoupements à faire. Mais l’annonce d’un camping où doit être discuté, entre autres, ce sujet, pourrait être l’occasion « contre ceux qui ont plein de certitudes […] d’essayer de voir et de comprendre ce qui se passe, ce qui change, ce qui est nouveau et ce qui perdure ». Et particulièrement au niveau des moyens.
André
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