« Uranus » de Claude Berri

La France est‑elle masochiste ou amnésique ?

Uranus  est sur tous les écrans de France, Les Armes de l’esprit n’a pas cette chance. Pourtant ces deux films met­tent tous deux l’accent sur une sombre période de notre histoire : la Collaboration. Pourquoi cette inégalité ?

Uranus est une super‑production à la française : une pléthore d’acteurs, des dialogues de qua­lité et l’adaptation d’un roman de Marcel Aymé. Comme il est coutume aujourd’hui, une télévision étant indispensable à la production, une société nationale, Antenne 2, a participé au montage finan­cier. Distribué par l’AMLF, le film bénéficie d’une large diffusion nationale et consti­tue l’événement cinématographique du moment. Déjà, les polémiques, si utiles à la promotion du produit, s’installent et des journalistes, à court d’idées, y vont du couplet bien connu sur la France maso­chiste. Dans son numéro du 12 décembre, Télérama titre : « Faut‑il rire des lâchetés françaises ? » Il est à craindre que la tarte à la crème sur l’auto­dénigrement comme signe de la « culture nationale » ne nous soit pas épargnée…

Loin d’être porteur de masochisme, Uranus participe, en fait, à un travail d’amnésie sélective. Le film opère un simple retournement du « nous sommes tous des résistants » qui a prévalu de la Libération aux années libérales ; la mort de Charles de Gaulle ayant permis une révision du passé glorieux qu’il incarnait. Dans le cinéma de fiction, c’est Lacombe Lucien qui a été chargé de commettre le meurtre rituel du « père tranquille » avec la caution « vériste » du film de montage Le Chagrin et la Pitié.

Ce retournement permet de faire l’impasse sur la question de la Résistance et surtout de délivrer un discours frelaté : si nous sommes tous des salauds, au fond, personne ne l’est vraiment. La culpabilité se dissout lorsqu’elle est partagée par tous. Elle n’existe plus. Ainsi, sont amnis­tiés généreusement les vrais coupables. Et monsieur Krupp mis en scène sur le même plan que le simple soldat de la Wehrmacht au nom du principe de la « culpabilité collective du peuple allemand » peut continuer à faire des affaires… reconstruction et surtout guerre froide obligent.

Remplacée par le recours poisseux à l’éternel humain, la réflexion historique est expulsée et barrée. Claude Berri n’a pas manqué, du reste, de souligner l’actualité de son film qui démontre la per­manence des comportements : « Uranus est, avant tout, une parabole. C’est l’âme humaine qui est en cause. » (1) Et, pour faire bonne mesure, cette âme est noire conformément à la tradition occi­dentale. La nature humaine est mauvaise (elle est responsable de la chute !) ; elle justifie et nécessite l’existence de l’État, sans qui, l’homme étant un loup pour l’homme… L’antienne est hélas bien connue.

Faire un parallèle entre Uranus et Les Armes de l’esprit de Pierre Sauvage s’impose tant il s’avère riche d’enseigne­ments. L’accueil réservé à l’un et à l’autre est diamétralement opposé. Certes, ces deux films ne sont pas de même nature : une grosse machine commerciale, un film documentaire. Cela ne suffit pas pour expliquer pourquoi Les Armes de l’esprit a attendu plus de trois ans avant de trouver un petit distributeur parisien, Ciné­Classic, qui accepte de la diffuser en salle. La diffusion a été minimale : une copie pour une salle du quartier Latin. Il ne s’est pas trouvé une seule télévision pour accepter de l’acheter. Armand Jammot l’a refusé pour les Dossiers de l’écran. Pourtant, Les Armes de l’esprit est un beau film qui a connu un franc suc­cès aux USA : un demi-million de dollars de recette pour un documentaire !

À travers des témoignages et des images d’archives, la film raconte l’histoi­re d’un petit village de la Haute‑Loire, Chambon‑sur‑Lignon, qui a collective­ment sauvé 5 000 juifs en les accueillant et en les cachant pour les soustraire au zèle de l’administration de Vichy. L’histoi­re de ce village résistant, qui n’a pas connu un seul délateur (le flic a été oppor­tunément abattu par la Résistance), s’ins­crit en faux contre Uranus dont elle consti­tue, sans le vouloir, l’antithèse. Elle contraint à s’interroger sur les conditions qui ont présidé à la création d’un clivage entre France résistante et France collabo. Car si la résistance est possible, alors la lâcheté n’était ni une fatalité ni encore moins le « propre de l’homme ». La res­ponsabilité existe, la culpabilité aussi. Cette notion de culpabilité qui n’a rien à voir avec un péché collectif, n’a jamais été élucidée en France ni même définie, lorsque la culpabilité n’est pas noyée opportunément dans la tout collectif, on l’individualise, on la « psychologise » pour bien se garder de la penser en termes politiques et historiques.

L’administration de Vichy, qui a permis le bon fonctionnement de la Collaboration, a été reconduite dans son intégralité à la Libération. Même les préfets sont restés en place à quelques rares exceptions près. Continuité de l’État oblige ! Quelques « énergumènes » tentent aujourd’hui de faire réouvrir les dossiers et se heurtent à l’ensemble des institu­tions. Les médias feignent de découvrir la question. Mais c’est ainsi ! Le chef de la police de Vichy termine sa vie en paix et les hauts fonctionnaires qui avaient signé des réquisitions contre la Résistance ou contre les juifs ont pu poursuivre leur car­rière sous la République.

On conçoit l’importance de la fonction d’occultation. Renan écrit que « la mémoi­re nationale est faite d’oubli ». De plus, cette notion même de clivage à l’intérieur de la France est contraire en soi à la conception nationaliste d’unité consub­stantielle des Français. Pour préserver l’illusion de cette unité tout est bon : le « tous des salauds » est le pendant réa­liste du « tous résistants » de l’idéalisme gaullien qui permet de préserver l’essen­tiel. Les Français n’existent pas : des Français ont collaboré, d’autres ont résis­té, la majorité, sans doute, était attentiste. Il ne faut pas tout confondre. Et ce n’était pas qu’une affaire de choix personnels…

Enfin, sans aucun didactisme, ce film défend une thèse : pour résister, il faut d’abord posséder Les armes de l’esprit et les habitants de Chambon‑sur‑Lignon qui ont perpétué la tradition huguenote de résistance à l’oppression, n’en man­quaient pas. Or, seules des valeurs fortes sont susceptibles de forger ces armes. Contredisant par avance Maxime Loin, le journaliste collabo d’Uranus interprété par Gérard Desarthe, les habitants de Chambon‑sur‑Lignon nous disent que « dans l’horreur, toutes les idées ne se valent pas », que la solidarité et que la dignité sauvent et sont donc porteuses d’honneur et d’avenir, alors que la sou­mission, la lâcheté et la cupidité assassinent et enfantent l’horreur. C’est une leçon à retenir.

Alors que le rire d’Uranus laisse un goût de cendre, l’émotion du film de Pierre Sauvage redonne l’espoir, même dans les périodes les plus noires, en l’existence de l’entraide.

Mato-Topé
Le Monde libertaire, n° 811, du 17 au 23 janvier 1991.

1. Télérama, n° 2135, 12 décembre 1990.

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