le Bref Été de l’anarchie, Achaïra, 19 mai 2011

Hans Magnus Enzensberger, le Bref Été de l’anarchie.
La vie et la mort de Buenaventura Durruti, roman, Gallimard, 2010

« … Ce qui est passé est passé.
On ne fait pas deux fois la même révolution. »

Je commence ma chronique par la dernière phrase de ce livre, une réflexion d’Émilienne Morin. Vous savez qui était cette femme. Non ? Alors, je vous laisse le temps de mon intervention pour le deviner.
Ce livre serait donc un roman, édité chez Gallimard, excusez du peu !  Ce serait le roman de la vie du célèbre anarchiste Durruti. Ce ne serait pas un livre d’histoire comme on en a l’habitude. C’est, en effet, plutôt un rassemblement de petits récits qui ferait ainsi la grande Histoire, une histoire dite par la bouche collective d’un certain nombre de témoins de l’époque.
Notre auteur a ainsi convoqué un grand nombre de paroles et d’écrits, expression des proches de Durruti − et aussi des moins proches − ; parfois même des ennemis. Et le bouquin se lit comme un roman − ce qu’il n’est pas, vous dis-je − pour le plaisir de ceux qui ne connaîtraient rien au combat mené par les libertaires espagnols.
Un bémol, léger, quand même, dans quelques détails de la traduction, confiée à une personne qui, semble-t-il, s’est aventurée sur une terre inconnue : en effet, comment, par exemple, à propos du Parti ouvrier d’unification marxiste, peut-elle écrire, à plusieurs reprises, « la » POUM au lieu de « le » POUM ? Et il y en a d’autres… Passons !
En lisant ce livre, j’ai pensé au travail de Claire Auzias sur les libertaires lyonnais ; écrit qui avait pour base le témoignage oral de quelques militants du lieu.
Ainsi ce Bref Été de l’anarchie nous offre-t-il une grande quantité d’opinions, de textes plus ou moins courts, entrecoupés de « gloses », de chapitres explicatifs et historiques qui, avec les témoignages, éclairent le lecteur qui voudrait mieux comprendre l’imbrication des événements.
− Par exemple sur les deux racines géographiques de l’anarchisme que sont l’Andalousie agraire et la Catalogne industrielle.
− Par exemple sur le climat d’extrême violence qui régnait dans les années 1920. En effet, la répression antisyndicale contre le monde ouvrier était terrible : les patrons, avec la complicité de la police, payaient des pistoleros pour abattre les militants les plus actifs de la CNT. Ces derniers répliquaient alors tout aussi violemment en organisant des groupes de défense comme Los Solidarios qui, par la suite exécutèrent un Premier ministre, Eduardo Dato, puis le cardinal Soldevilla y Romero qui, lui, finançait les syndicats jaunes, dits libres. À noter également des attaques de banques pour la solidarité, pour soutenir les familles dans le besoin, pour financer des écoles, l’édition de livres, etc.
− Par exemple comprendre comment les anarchistes neutralisèrent les casernes catalanes après le coup de force des partisans de Franco et comment, de fait, ils détinrent le pouvoir politique et économique, tout le pouvoir, et comment ils le partagèrent − pour de multiples raisons − avec les républicains de toutes sortes.
− Comprendre, surtout assister, comme en direct, à la mort d’Ascaso qui laissa sa vie dans l’assaut d’une caserne. « Cela avait l’air d’un suicide », dit Émilienne.
− Par exemple comprendre, après n’avoir pas su résoudre le problème du pouvoir et alors qu’une guerre classique, une guerre de positions, s’installait très vite avec un système de militarisation dans le cadre de l’État républicain, comment les libertaires eurent à choisir entre cette guerre et la révolution ; car, semble-t-il, il fallait choisir. Nous avons déjà abordé cette question à propos des positions de Simone Weil sur le sujet. D’ailleurs, dans ce livre, on retrouvera des textes déjà cités dans une précédente chronique.
− Savoir que les anarchistes fusillaient des franquistes, ce qui n’est pas pour nous étonner, mais aussi… des anarchistes ; et comment ils épargnèrent un curé qui devint en quelque sorte le « secrétaire de Durruti » ; mais ce « prêtre rouge » dit de lui-même qu’il ne fut « qu’un scribouillard parmi les scribouillards » de la fameuse colonne Durruti.
− S’interroger sur le fait que Saragosse ne fut jamais reprise aux franquistes.
− S’interroger sur la mort de Durruti. Tué par les franquistes ? Par les communistes ? Par des anarchistes ? Par des anarchistes qui voulaient se venger du fait qu’il avait fait fusiller des anarchistes. Ou, tout simplement, à la suite d’une imprudence, d’une maladresse dans le maniement de son arme ? Qui le dira ?
Il manque − et nous pourrions nous demander la raison de cet « oubli » −, il manque, à notre avis, des témoignages vus de l’intérieur des collectivités ou sur l’expérience vécue des syndicalisations industrielles. On en parle, mais insuffisamment. D’accord, ce n’était pas le sujet de ce « roman ». Oui, la part est faite belle à l’action, à la guerre. Mais j’avais déjà osé cette remarque à propos de l’action de Makhno en Ukraine.
En fin de compte, ce « roman » mérite d’être lu ; lecture qui sera tout aussi passionnante que le polar hebdomadaire. C’est une histoire vraie, une histoire vue de multiples angles, avec un certain regard qui se retourne sur le passé.
« Malheureusement, dit Émilienne, ce qui est passé est passé. On ne fait pas deux fois la même révolution. » C’est ce que déclarait, en 1971, Émilienne Morin, la compagne de Durruti.

Par ailleurs, mes lectures m’ont amené, à relire un texte de Voline − oui, l’auteur de la Révolution inconnue, ce magnifique ouvrage sur les événements de 1917, et plus, en Russie et en Ukraine −. Il s’agit De la synthèse. Vous savez que c’est sur cette idée, entre autres, que reposent les principes de la Fédération anarchiste. Mais la synthèse ne résout pas tous les problèmes. Il reste tant de sujets à polémiques, de prétextes à conflits. Pour Voline, la synthèse devrait permettre d’unir les anarchistes dans une même organisation qui regrouperait les anarcho-communistes, les anarcho-syndicalistes, les individualistes et d’autres tendances encore. On peut lire ce texte dans la Revue anarchiste qui paraissait en 1924. Il s’agit des numéros 25 et 27.
Où trouver ça, demanderez-vous ? Avec un peu de patience, vous pourrez lire ce texte sur la Toile, en cliquant : La Presse anarchiste. Un compagnon est sur cette brèche…
Un extrait du texte de Voline : « Je trouve que l’œuvre de l’émancipation de l’humanité exige à titre égal : l’idée du communisme libre […] ; le mouvement syndicaliste […] ; la « makhnovtchina » comme expression du soulèvement révolutionnaire des masses […] ; la large circulation des idées individualistes […] ; et la propagande du dégoût de la violence qui doit mettre la Révolution en garde contre les excès et les déviations possibles. »
C’est moi qui souligne ces derniers mots.
L’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure en donne une version abrégée. Vous trouverez ça à l’entrée : Synthèse. Également sur la Toile.

Sachez enfin que le n° 26 de Réfractions vient de paraître ; il a pour titre : la Place du peuple.

Allez !  La bonne nuit à vous !

SharePARTAGER
Ce contenu a été publié dans Achaïra, Archives XXe siècle, Chronique de lectures d'André, Histoire des anarchistes, Publications. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

 

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.