Le printemps arabe 2

Les hirondelles de fer 2

La référence de Sharp − même s’il n’est pas cité − au petit livre de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, est sans équivoque : il écrit que, une fois leur propre peur vaincue, le pouvoir est impuissant devant des sujets qui le privent de leur soutien et l’empêchent de nourrir sa force. Encore faut-il briser le monolithisme de ce pouvoir en identifiant ses lignes de faiblesse et en provoquant des failles à tous les niveaux de la société : armée, police, gouvernement, entourage, magistrature aux ordres, médias, etc.

Journaliste au Nouvel Observateur, Vincent Jauvert, sur son blog du 26 mars 2011, fait référence à Gene Sharp et nous donne sa version des débuts de la révolution du Nil dont les préparatifs datent de 2008 :

En résumé, de jeunes « instruits » de moins de 30 ans, familiers de la Toile, qui n’ont connu que la dictature de Moubarak et qui en ont marre des manifs de quelques dizaines de personnes ne menant à rien sauf à la prison, cherchent autre chose. Ils profitent d’un conflit des ouvriers du textile qui veulent se mettre en grève pour ouvrir une page de Facebook et appeler à la grève générale à la date du 6 avril. Succès immédiat : en quelques jours 70 000 contacts s’inscrivent sur la page. Des tracts circulent, on manifeste. Le pouvoir s’inquiète ; un ministre lance un appel à la télé pour qu’on ne sorte pas ce jour-là dans la rue. L’Égypte s’arrête. La répression fait des dizaines de morts. Comment continuer ? Le petit livre de Gene Sharp circule ; on adapte ses conseils à la situation égyptienne, et plus de 300 petits événements sont organisés. On se forme à la désobéissance civile ; puis c’est la rentrée au pays de Mohamed El Baradei, prix Nobel de la paix, qui réunit 5 000 personnes à l’aéroport et qui relance le mouvement. Il s’agit maintenant de faire signer à un million de personnes une pétition en faveur de réformes démocratiques, à visage découvert, sur un site protégé aux États-Unis. Succès ! Mais qui ne touche que des gens éduqués. Comment s’adresser au peuple ? Un jeune homme, Khaled Saïd,  qui fréquentait un café Internet, est tué par des policiers devant témoins. Le meurtre sera l’étincelle. Une autre page Facebook est créée : « Nous sommes tous Khaled Saïd ! » Puis des centaines de milliers de personnes sortent dans la rue. Une deuxième manifestation est mise en branle après un scrutin électoral truqué et, après un astucieux détournement de l’attention de la police, cinq cortèges, en une foule immense, envahissent la place Tahrir. Ce point de fixation où convergeront les regards du monde entier verra nombre de provocations, d’attaques de « voyous », de morts. Mais la détermination des manifestants fera basculer quelques militaires dans le camp des insurgés, puis d’autres encore, puis il y aura une annonce de l’état-major de l’armée déclarant ne pas vouloir tirer sur la foule. La partie est presque gagnée…

Si j’avais à classer mes livres sur les étagères d’une bibliothèque idéale, il y aurait d’abord le petit Discours de la servitude volontaire de La Boétie, puis celui de la Désobéissance civile de H.-D. Thoreau ; et puis d’autres, bien sûr. Aujourd’hui, mais peut-être pas en troisième position, je placerai De la dictature à la démocratie de Gene Sharp.

Aucun de ces trois ouvrages n’est anarchiste mais chacun porte en lui une dynamique ouverte pour avancer avec des moyens en accord avec notre but.

En effet, depuis longtemps, nous essayons de dire l’importance des « moyens » à employer pour atteindre une fin : l’anarchie. Fin qui n’en sera pas une car notre cheminement nous fait découvrir que l’horizon recule au fur et à mesure de notre progression.

De toute façon, nous sommes en marche, et l’actualité, jour après jour, secoue avec indifférence son panier, nous balançant d’espoirs très brefs en amertume bien réelle et durable. Mais, justifié ou pas, notre pessimisme peut encore attendre des jours meilleurs…

Dans le livre de Gene Sharp, le terme de « défiance politique » (p. 21) est employé comme l’équivalent de « résistance non violente », de « lutte non violente » ou de « combat non violent ». Nous ne nous arrêterons pas sur cette « défiance » qui ne nous convient guère. [Réflexion faite − et après consultation −, il semblerait que le terme de « défi » politique soit plus approprié.]

Que nous dit Gene Sharp ? Eh bien, dans un premier temps, qu’il faut savoir « faire face avec réalisme aux dictatures » et se garder de tout angélisme ; qu’il s’agit de les abattre à moindre coût humain ; tout en sachant qu’il n’y a pas de lutte sans victimes et que, la dictature une fois tombée, nous ne serons qu’à un commencement qui ouvrira la porte à d’autres combats pour la  justice et pour la liberté ; et que cela demandera encore de nombreux efforts : car l’effondrement d’une dictature n’éradique pas pour autant « la misère, la criminalité, l’inefficacité bureaucratique et la destruction de l’environnement », etc.

Gene Sharp rappelle qu’il faut garder en tête que le temps des dictatures est toujours limité (p. 53), que la question la plus importante est de savoir comment nous allons entreprendre la lutte.

Si la violence réussit quelquefois à arracher la liberté aux dictatures, le prix à payer est souvent exorbitant, que ce soit par la guerre civile, la guérilla, le terrorisme ou par tout autre moyen (p. 26).

Sharp écrit que « la résistance armée ne frappe pas le point faible des dictatures, mais, au contraire, leur point fort ». Car il est inutile de s’attaquer au pouvoir avec l’arme que ce dernier maîtrise le mieux : la violence ; pour lui, elle est contre-productive. Il écrit encore que, « en plaçant sa confiance dans les moyens violents, on choisit le type même de lutte dans lequel les oppresseurs ont presque toujours la supériorité ».

Presque toujours ! Car le succès des méthodes que préconise Gene Sharp est sans garantie aucune ; et il y a encore un long chemin d’expérimentation à parcourir pour être convaincu que le projet est réalisable. Il y a surtout une pratique à enseigner, une formation à mettre en place, etc. Combien de temps faut-il pour qu’un soldat soit fin prêt pour le combat ?

Nous connaissons l’image récurrente et caricaturale du pacifiste prêt à tout pour éviter un conflit armé, prêt à la négociation humiliante du faible ; Sharp dénonce cette attitude et écrit qu’il faut éviter autant que faire se peut la négociation avec le pouvoir : elle peut être un marché de dupes ; sauf en dernier lieu, quand le combat est gagné et qu’il faut quand même laisser une porte de sortie au dictateur ; mais, sur les questions fondamentales, il n’y a pas de compromis possible (p. 32). La paix par la négociation n’est pas synonyme de justice et de liberté (p. 37).

Gene Sharp (p. 46) pense que le pouvoir ne peut être battu en brèche sans une profonde volonté du peuple, sans une capacité organisationnelle qui retirera sa force aux dictatures et, aussi, sans une certaine habileté dans le refus à consentir. Car d’où vient le pouvoir, sinon de l’habitude des peuples à l’obéissance ? Encore faut-il rajouter que les dictatures − qui nous paraissent tellement invulnérables −, les dictatures bardées de leur arsenal policier et militaire, de leurs prisons et de leurs camps de concentration ont toutes leur talon d’Achille, leurs faiblesses : luttes internes, gestion inefficace de l’information, opposition de groupes défavorisés, usure du pouvoir, etc. C’est là, nous dit Sharp, qu’il faudra essayer de peser, et il énumère et détaille les points de lutte sur lesquels intervenir.

« L’erreur commune des campagnes de défiance politique [combat non violent et désobéissance] improvisées a été de miser uniquement sur une ou deux méthodes, telles que les grèves et les manifestations de masse. En fait, il existe une multitude de méthodes qui permettent aux stratèges des organisations de résistance de concentrer ou de disperser le mouvement en fonction des besoins » (p. 57).

Les champs d’intervention sont donc à classer en plusieurs très larges catégories : la protestation et la persuasion ; la non-coopération, qu’elle soit sociale, économique ou politique ; et l’intervention. Rien que de très banal ; ce qui l’est moins, c’est une volonté de sélectionner ces méthodes « à grande échelle », « dans le cadre d’une stratégie judicieuse, avec des tactiques appropriées », le tout appliqué avec persévérance et discipline (p. 57).

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