« L’ennemi intime » de Florent-Emilio Siri

Qui trop embrasse… ou le syndrome de l’exhaustivité

(2007)

 

L’ennemi intime a choisi le grand spectacle et se présente de ce fait comme à la fois exhaustif et objectif afin de contourner les segmentations qui divisent inévitablement les spectateurs sur un sujet aussi sensible. Le site du distributeur, SND (la filiale de M6), le dit explicitement :

« À l’image des grands films de guerre américains sur le Vietnam ou la Seconde Guerre mondiale (Il faut sauver le soldat Ryan, Platoon, etc.), un réalisateur français s’attaque à la guerre d’Algérie. Inspiré de faits réels, d’après un scénario de l’historien Patrick Rotman, Florent-Emilio Siri réalise un film fort et critique. Un film événement ! »

Le projet est donc clair en réunissant Patrick Rotman et Florent-Emilio Siri. D’une part, un jeune réalisateur efficace (la quarantaine et quatre longs métrages) doit conquérir le public le plus large ; il est passé du clip (IAM, Pow Wow, Alliance Ethnik, etc.) au long métrage personnel (Une minute de silence, récompensé par le prix Cyril-Collard en 1998) puis aux films d’action (Nid de guêpes, 2002) dont le savoir-faire a été remarqué par Hollywood qui lui a confié la responsabilité d’Hostage, une grosse production hollywoodienne de 52 M$ avec Bruce Willis en 2005. D’autre part, un journaliste et réalisateur de documentaires bien connu, Patrick Rotman, chargé du scénario et des dialogues apporte la caution historique : « inspiré de faits réels » ; la reprise du titre du documentaire diffusé sur FR3 en mars 2002 et de son livre paru au même moment au Seuil donne l’impression de la clôture d’un ensemble cohérent sur ce sujet sensible. Le produit final marque les limites de l’exercice…

Le spectacle est assuré par une accumulation de situations paroxystiques qui ne laissent souffler, à aucun moment, ni les personnages du film ni le spectateur cloué à son fauteuil. Les annonceurs (de M6 ?) peuvent être rassurés : à la télévision, le téléspectateur ne songera même pas à zapper… Au film de genre, le film emprunte une trame fictionnelle des plus classique (hollywoodienne donc) : Terrien (Benoît Maginel), le jeune sous-lieutenant, volontaire et idéaliste est déniaisé par Dougnac (Albert Dupontel) le sergent d’active, vieux baroudeur de toutes les guerres. Le traitement « film de guerre » est ensuite tout à fait conforme aux attentes constituées du genre : embuscades, crapahutages dans le djebel, grandeur écrasante des paysages de « Kabylie » (de fait l’Atlas marocain), « beauté » des embrasements du napalm, etc.

Quant à l’histoire de la guerre d’Algérie, elle est évidemment omniprésente. Tout le conflit fratricide est en quelque sorte résumé en deux heures de film. Les personnages sont emblématiques, voire stéréotypés. Au cœur du récit, on trouve les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et de l’Indochine (la photo de la Congaï dans le portefeuille du sergent) dont les historiens ont montré l’importance dans la genèse et le déroulement du conflit en Algérie : sur les neuf fondateurs historiques du FLN, quatre sont des anciens sous-officiers de l’armée française. Les combattants de l’armée d’Afrique se retrouvent, du reste, dans les deux camps : le prisonnier (Fellag) promis à la corvée de bois exhibe sa médaille avant d’être abattu par un autre ancien de la Ire Armée resté sous l’uniforme français. Ancien résistant torturé par la Gestapo (il a perdu ses dents et a survécu miraculeusement), le capitaine Berthaut (Marc Barbé) est devenu un expert de la guerre révolutionnaire après son passage en Indochine. Le jeune idéaliste, sous-lieutenant et volontaire, devient lui aussi un tortionnaire, ne supporte pas « l’homme qu’il est devenu » selon Dougnac et finit par être abattu par le jeune Algérien qu’il avait protégé et qui a rallié le maquis (cela fait beaucoup !)… L’accumulation des situations qui, prises une à une, sont indubitablement vraisemblables finit par poser le problème de la vérité.

Mais ce qui pose vraiment question, c’est la représentation de la violence. Le souci d’« objectivité » de « l’historien » se matérialise dans le film par un refus de prendre parti. La violence est donc omniprésente dans toute sa cruauté et dans les deux camps. Pour autant, le choix du récit linéaire propose en premier celle du FLN et, par conséquent, celle seconde de l’armée française peut être lue comme une réponse certes injustifiable mais une réponse tout de même.

Le récit s’ouvre sur une tragique méprise : lors d’une escarmouche de nuit, des soldats français tirent sur d’autres militaires suite à une erreur de positionnement ; le responsable, l’officier commandant la patrouille (ce « con », dixit Dougnac) est tué ! Son remplaçant, Terrien peut débarquer dans la fiction. Lors de sa première mission, il découvre le douar à la jumelle et le « chouff » qui monte la garde sur les terrasses ; il a le nez et les lèvres coupées : il n’a pas respecté l’interdiction de fumer posée par le FLN pour assurer son contrôle social. Le jour suivant, il découvre avec ses hommes tous les villageois égorgés « pour l’exemple » par le FLN : enfants, vieillards, femmes dénudées gisent la gorge béante. Les photos de ce type d’exactions horribles ont été diffusées à l’envi par les services de propagande de l’armée française.

Dans un souci de mesure, les exactions de l’armée française sont ensuite également montrées : torture et exécutions sommaires de prisonniers, massacre collectif de villageois ayant caché un fellagha blessé, utilisation du napalm (les fameux bidons spéciaux), etc. Mais tous ses actes sont consécutifs à ceux du FLN et, malgré leur horreur, sont compréhensibles. La torture est fonctionnelle pour obtenir des renseignements : c’est l’éternelle justification des tortionnaires − « J’en torture un pour en sauver cent ! » − qui ne résiste pas à l’analyse : par exemple, le bilan chiffré de la bataille d’Alger montre bien que les dizaines de victimes des attentats du FLN ne peuvent en rien justifier les milliers de « disparus »… Le napalm est utilisé dans le cadre d’une action militaire pour réduire une position imprenable sur une crête et permet donc d’éviter des pertes parmi les soldats français. Les villageois sont massacrés par les militaires français suite à la découverte des cadavres mutilés du capitaine Berthaut, de son chauffeur et du jeune appelé blessé qu’ils évacuaient, etc.

Toujours pour assurer l’objectivité, à la fin du film, un texte rappelle les chiffres officiels : les pertes françaises (27 000 morts) et algériennes (entre 300 et 700 000 morts) s’établissent dans un rapport supérieur à 1 pour 10 : depuis les événements de Sétif le 8 mai 1945 et durant toute la guerre, ce ratio a été présenté par les autorités françaises comme la marque d’une répression mesurée… Sans explication, la lecture d’un bilan chiffré ne permet pas de compenser la force du cinéma. Pourtant, le simple rappel de ce rapport devrait conduire à une position plus critique vis-à-vis de la politique de « pacification » menée par la puissance « civilisatrice », et cela même si la barbarie des méthodes employées par le FLN doit être également dénoncée…

On touche là la limite de la posture. En renvoyant dos à dos les protagonistes du drame algérien, la pseudo objectivité n’est en fait qu’une absence de point de vue qui fait la part belle aux idées communes sur la guerre d’Algérie.

Mato-Topé

Le Monde libertaire, n° 1490, du 18 au 24 octobre 2007.

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