Un ouvrier noir pugnace et tranquille
Un livre tout juste fermé – il s’agit de l’histoire du Syndicat des correcteurs d’Yves Blondeau qui mériterait bien une réédition et une réflexion sur la « patience ouvrière » quand elle construit son outil de résistance : le syndicat – et un deuxième livre en lecture n’empêchent pas d’en manier d’autres, en attente sur la table, et d’en débusquer un de belle facture, à la typographie attrayante, et… de l’ouvrir.
Il s’agit de l’autobiographie de Charles Denby (1907-1983), un ouvrier noir américain, petit-fils d’esclave, travaillant dans les usines qui fabriquaient les automobiles. Le livre comporte deux parties séparées par un quart de siècle, temps qui donna, comme l’écrit Denby, « une nouvelle orientation à mes pensées et à mes actes en tant qu’ouvrier de production noir qui devint directeur de la publication d’un journal d’un nouveau type : News and Letters ».
La première partie évoque le Sud ségrégationniste et une vie où la violence armée était courante avec, bien sûr, des lynchages, mais aussi des situations plus complexes de couples homme blanc-femme noire et de nombreux enfants. La situation inverse, homme noir-femme blanche, était plus que rarissime.
Dans la seconde partie, Denby raconte comment, dans les usines du Nord, il se fit remarquer rapidement en déclenchant, en 1943, pendant la guerre, une grève sauvage non soutenue par les syndicats.
« Nous avions entendu parler de grève, écrit Denby, mais nous n’avions pas la moindre idée de la façon dont on en organisait une. Nous ne connaissions même pas la différence entre une grève légale et une grève sauvage. »
Alors qu’il n’est même pas syndiqué, pour le neutraliser, on lui agrafe le badge du syndicat et on lui fait miroiter une meilleure situation. « J’arrachai le badge et le lançai en l’air aussi haut que je le pus. »
Pourtant, Denby militera dans le syndicat, ou plutôt dans l’opposition syndicale et, mieux, dans la minorité frondeuse de cette opposition.
Denby pensait qu’à l’intérieur du mouvement syndical, en général, on ne voulait pas voir les problèmes spécifiques des travailleurs noirs, comme si le racisme n’existait pas ; il remarque que, à ce sujet, dans l’usine, les Blancs du Nord acceptent moins bien les Noirs que les Blancs du Sud qui, eux, « s’assoient avec nous, discutent de tout et ne nous traitent plus jamais de “nègres” ».
Denby, doté d’une pugnacité tranquille, que lui donnait sa conviction profonde en la force ouvrière, pensait que rien ne se ferait sans un patient enracinement à la base. « J’étais heureux de faire partie de cette force […] et je savais que j’étais à ma place. »
Il écrit encore :
« Je ne peux pas faire de plans pour l’avenir mais désormais je sais où je me sens le mieux. C’est à l’usine avec mes camarades d’atelier quand nous luttons contre la boîte et contre le syndicat. »
N’est-ce pas là ce que l’on nommait il y a peu la « conscience de classe » ? Conscience qui manque aux Noirs obéissants qualifiés d’« oncles Tom », conscience perdue par les syndicalistes « planqués » que dénonce Denby.
Plus loin, il écrit : « Certains pensaient que c’était simplement l’opportunisme politique qui avait transformé les dirigeants révolutionnaires de cette période en leur contraire. Je crois que c’était plus grave que ça. Ils avaient perdu la foi dans la force et la raison des masses en action. Et quand on abandonne la philosophie de la liberté qui est basée sur cette foi, on ne peut que se mettre à louvoyer. »
Mais une autre conscience existe, un for intérieur ; l’individu peut ainsi être « habité » par une sorte d’enthousiasme profond, « l’idée », disaient les libertaires espagnols, idée que l’action doit partir de la base, collectivement, portée par l’individu.
Piotr Archinoff, après la défaite de l’armée makhnoviste, avait écrit : « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. »
C’est dans la seconde partie de l’ouvrage que Denby évoque le boycott des bus de Montgomery en décembre 1955. Il semble que Rosa Parks ne s’attendait pas du tout à provoquer un mouvement d’une telle envergure ; encore moins le pasteur King ; Denby rencontra ces deux personnages qui, d’après lui, furent d’abord les jouets de l’événement pour, cependant, en devenir des acteurs de premier plan :
« Le révérend King ne suivait pas toujours les masses, mais il savait que c’était à elles qu’il devait sa renommée, et non le contraire. »
Par ailleurs, aucun dirigeant, syndical ou autre, censé soutenir la cause noire, ne croyait au succès du boycott ; certains étaient même carrément contre.
Meurtres de Noirs et de Blancs solidaires, nouveaux lynchages, bombes dans les églises noires, l’année 1965 semble pourtant avoir été une date de non-retour, tant pour les partisans de la ségrégation que pour les Noirs qui n’osaient pas agir. Une grande marche de Selma à Montgomery traversa alors le comté de Lowndes, lieu de naissance de Denby ; un de ses cousins, un « oncle Tom », lui déclara alors :
« Je me suis arrêté pour regarder passer tous ces gens. Ils étaient des centaines et des centaines à s’avancer sur cette route. Tout à coup, j’ai compris qu’ils faisaient ça aussi pour moi. Et tu sais quoi, à cet instant je me suis juré de mourir plutôt que d’accepter ce que j’avais accepté jusque-là. »
Charles Denby relate son conflit avec Stokely Carmichael, partisan du « pouvoir noir », qui incitait les Noirs à prendre les armes. « Je leur disais que la lutte armée était certainement une bonne idée dans une situation révolutionnaire mais que le canon du fusil ne résoudrait rien dans la situation qui était la nôtre. »
Après avoir défendu la spécificité de la lutte des Noirs, Charles Denby n’en écrit pas moins que « le problème principal était celui de la classe et non de la race ». Il faisait preuve par là d’une représentation du monde plus complexe et non doctrinaire.
Charles Denby, Cœur indigné,
Plein Chant éd., collection « Voix d’en bas », 2017, 448 p.
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