Tous, autant que nous sommes, nous voudrions changer la vie et transformer le monde. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il faut faire la révolution. Si ? Vous le pensez ? Bon ! Mais sur quoi s’appuyer, sur quel levier ? On sait que l’histoire regorge d’innombrables expériences faites au prix des souffrances et de la mort de millions d’êtres humains.
Le n° 25 de Réfractions, de l’automne 2010, aborde largement la question en se mettant « À la recherche d’un sujet révolutionnaire ».
♦ Dans un premier article, Pierre Sommermeyer analyse la situation actuelle par un large balayage : pour lui, une des forces de l’anarchisme, c’est son immense diversité qui permet de s’attaquer aux problèmes du monde par de multiples faces. Pierre note que, après environ 70 années de règne, le régime stalinien a disparu sans combattre, nous laissant penser, maintenant, qu’il n’y a plus de révolution possible et que le sujet révolutionnaire s’est évanoui. Exit le prolétariat ! Pfuit le mouvement ouvrier ! Une sorte de gouvernement mondial se met doucement en place qui n’aura plus de comptes à rendre à personne. Et, devant l’extrême engluement de la société occidentale, l’espoir semble vivre chez des mondialistes divers, qu’ils soient zapatistes, écologistes ou décroissants et chez des paysans de divers pays, entre autres d’Amérique latine.
♦ Pour Daniel Colson, si Marx voyait dans le prolétariat et « la classe ouvrière », le sujet révolutionnaire, Proudhon, lui, parlait « des classes ouvrières ». Il s’agit là de deux conceptions radicalement différentes de la réalité, Marx voulant ignorer l’empirisme et le pluralisme. Les successeurs actuels de Marx parlent maintenant de la « multitude », des « masses », de la « plèbe » et même des « gens », et aussi du « peuple ». Le communisme, après d’innombrables conflits entre la domination et la lutte des classes devait advenir avec la disparition du capitalisme. Par ailleurs, le Parti, la Science et le Pouvoir politique étaient, quant à eux, sujets de l’Histoire. De l’Histoire mais peut-être pas de la révolution. Car il ne s’agissait que de prendre un pouvoir politique en s’alliant soit à la paysannerie (en Chine), soit à la petite-bourgeoisie (en Espagne). Mais Colson ouvre l’espace quand il parle de la construction d’une subjectivité collective, disparate, incertaine, continuellement modifiée et réinventée, et vécue dans l’enthousiasme comme dans le découragement. Ainsi, pour lui, l’anarchisme n’est lié ni à un moment de l’Histoire ni à un sujet de l’Histoire. Il est présent dans toutes les situations possibles. Colson écrit :
« Par révolution libertaire, il faut entendre la capacité de chacun et de chaque situation […], grâce à la révolte, à la solidarité, à l’égalité, aux refus et aux pas de côté, à faire prévaloir l’émancipation sur la domination, l’égalité sur la hiérarchie, la liberté sur l’oppression, les libérations sur les servitudes, en retrouvant ainsi, dans chacune de ces luttes la totalité de ce qui est. »
♦ Pour Jean-Christophe Angaut, il s’agit d’interroger la démarche marxiste qui passe pour avoir forgé, sinon popularisé, la notion de « sujet révolutionnaire ». Et d’en examiner les résurgences actuelles chez des penseurs comme Toni Negri. Pour
J.-Christophe, ce concept élaboré dans l’histoire du marxisme est un concept « kitsch ». Je vous laisse le soin d’en approcher mieux la compréhension en vous reportant à l’article. Il écrit : « Enquêter sur la construction du concept de sujet révolutionnaire dans l’histoire du marxisme, ce n’est peut-être rien d’autre que d’enquêter sur un symptôme de la décomposition du marxisme. » Il conclut en écrivant que l’anarchisme permet de penser − par son mouvement − l’émergence de nouveaux sujets révolutionnaires nécessairement pluriels, nécessairement pluriels.
♦ Pour Eduardo Colombo, « c’est dans la structure de l’action intentionnelle qu’il faut chercher le sujet des révolutions ». Mais son texte est surtout philosophique quand il s’interroge sur « le sujet, agent causal, de l’action révolutionnaire ». Philosophique ? ou plutôt sémantique quand il décortique le « sujet » dans l’entrecroisement de la subjectivité, de la subjectité et de la sujétion. Il note, entre autres, que le peuple souverain − le sujet essentiel − devient sujet assujetti au gouvernement par l’exercice de la volonté générale. Il s’agit pour Eduardo de sortir de l’imaginaire néo-libéral de sujets assujettis à des forces anonymes et de repartir à la conquête du sujet révolutionnaire.
♦ Pour Jérôme Baschet, il s’agit de réveiller le futur, notre désir de futur. L’anticapitalisme ne doit pas être un aménagement du capitalisme : un « capitulisme ». Oui, il s’agit de ne pas capituler. Baschet s’appuie sur l’expérimentation zapatiste du Chiapas. Il s’agit de ne pas reproduire l’erreur des avant-gardes pseudo scientifiques : le monde est ouvert, le chemin se trace en marchant. On retrouvera ces thèmes dans le livre « Saisons de la digne rage », édité en 2009. Jérôme Baschet écrit qu’il s’agit de construire une « nouvelle forme de gouvernement non étatique ». Proudhon aurait plutôt parlé de l’administration des choses.
♦ Annick Stevens revisite « Empire », l’œuvre de Negri et de Hardt, dans un long commentaire critique. Lecture enrichissante pour ceux qui ne connaissent pas ce livre. L’Empire, c’est le pouvoir politique, militaire et économique qui n’a plus ni centre ni périphérie et qui a pour seul ennemi capable de le combattre la « multitude », c.-à-d. l’ensemble des singularités en lutte. Mais la réflexion d’Annick dépasse largement ce commentaire en interrogeant les luttes actuelles et en particulier les luttes des paysans sud-américains, luttes qui pourraient être parmi les plus riches en enseignements parmi les valeurs révolutionnaires qui nous concernent.
♦ Alain Thévenet, dans un long monologue, sur le ton de la conversation, nous dit son sentiment, sentiment exprimé à partir de son vécu dans une banlieue « à problèmes ». Son expérience de vie dans différentes couches de la société l’amène à une réflexion équilibrée qui le préserve de toute position manichéiste. Pour autant, il va conclure en disant que « ça va péter », que les choses ne peuvent rester en l’état. Si sujet révolutionnaire il y a, il serait dans l’alliance de cette racaille des banlieues avec une couche plus conscientisée de militants.
♦ Eduardo Colombo nous dit que parce qu’il a oublié l’action directe, le syndicalisme réformiste s’est volontairement englué dans le légalisme. Mais la grève légalisée, réglementée, domestiquée oblige maintenant la grève à se transformer en ce que l’on nommera la « grève sauvage », autrement dit un nouveau départ de l’action directe.
♦ Il n’est pas possible de tout dire de ce numéro de Réfractions, mais un mot cependant encore sur deux petites pages à propos du « devoir de désobéissance civile ». Il s’agit d’un questionnement à partir de deux exemples : le refus d’inscription d’enfants dans le fichier « Base élèves » et le refus des prélèvements d’ADN. Actes illégaux mais considérés comme légitimes par leurs auteurs. Un tel mouvement de protestation peut-il se radicaliser ?
Réfractions, n° 25, automne 2010, 12 euros, 176 p.
Réfractions a pour sous-titre : recherches et expressions anarchistes.
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