Achaïra n° 193 : Chronique de la désobéissance : La bureaucratie : une violence structurelle

La bureaucratie : une violence structurelle

C’est tout simplement l’affirmation de David Graeber qui a écrit le livre intitulé Bureaucratie. Mais, avant tout, pour Graeber, « les bureaucraties sont des formes utopistes d’organisation », et les utopies comme les bureaucraties répugnent à accepter les êtres humains tels qu’ils sont. Elles cultivent l’illusion que « les gens » vont pouvoir suivre des normes souvent impraticables, quelquefois absurdes et souvent contradictoires. Ainsi les humains en général seront-ils incapables d’accomplir ce que leur demandent les bureaucraties, qu’elles soient publiques ou privées. Aussi, de gré ou de force, allons-nous − oui, il s’agit bien de nous, qui que nous soyons − subir un assujettissement, une violence de la part de la bureaucratie.

Car, en dépit du titre d’un ouvrage consacré à la seule « bureaucratie », Graeber reconnaît que le chapitre intitulé « Les zones blanches de l’imagination » porte fondamentalement sur la violence, sur la « violence structurelle », précise-t-il.

Pour faire court, nous nous en tiendrons donc à ce chapitre en notant qu’un des agréments habituels des textes de Graeber − qui peuvent paraître quelquefois difficiles d’accès − se trouve dans les anecdotes éclairantes et très vivantes qu’il nous donne tout au long de nos lectures.

Par exemple, il raconte que − alors qu’il était étudiant à Madagascar, « sur le terrain » − un fonctionnaire avec qui habituellement il conversait amicalement en malgache lui répondit ce jour-là en français, « la langue du commandement ». Il faut dire que le fonctionnaire avait décidé d’aller voir un match de football avec ses copains. Le français, langue d’autorité, avait l’avantage de ne prêter à aucune discussion, contrairement au malgache d’alors, la langue de délibération, d’explication et de consentement. Le bureaucrate, par la langue employée, installait une division de fait avec une personne familière et transformait cette dernière en dominé qui devait faire l’effort d’interpréter la parole du dominant dans une langue qu’il n’était pas censé connaître.

La violence structurelle crée ainsi des divisions entre les humains, des « inégalités de l’imagination ». Que le dominé soit obligé de faire l’effort de comprendre, c’est une idée que Graeber a appris du féminisme : il est ainsi courant d’affirmer que les femmes comprennent mieux les hommes que le contraire ; ce sont elles qui font le travail « interprétatif » ; ce sont elles qui doivent imaginer ce que l’autre pense ; par là, elles seront dans l’invention, dans le faire, dans la convivialité et la créativité.

Or les zones blanches dont parle Graeber sont des endroits où le travail interprétatif est impossible ; ça ne fonctionne plus.

Dans nos démocraties représentatives, rares sont ceux qui imaginent les institutions bureaucratiques comme des lieux de violence. Graeber cite les banques, les bibliothèques universitaires, les compagnies d’assurance-maladie. Lieux de violence, avancez-vous ? Par euphémisme, nous dirions lieux où la « force » peut s’exercer par une police prête à intervenir à tout moment. Nous remarquerons que « les forces de l’ordre » se révèlent être le pur exemple d’une bureaucratie armée.

Ces structures violentes intégrées, assimilées par tout un chacun, ne sont jamais ou rarement remises en question : « Nous nous y sommes habitués. » Et, « bien qu’elles puissent ne comporter aucun acte de violence physique », elles ont les mêmes résultats que la violence tout court ; ce sont des violences potentielles où la discussion n’a plus sa place.

L’État-providence avec l’assurance-maladie universelle, l’école gratuite et quelques autres avantages a pu être décrit comme « un des plus grand succès de la civilisation européenne ». Encore faudrait-il qu’il soit administré par la base, devenant alors un service public autogéré, et non pas par une bureaucratie dont certains (Pierre Bourdieu est cité) admirent l’efficacité mais qui, avec le temps, se révèle un frein à l’imagination humaine ; pour autant, ceux qui la critiquent finissent habituellement, « en attendant » comme ils disent, par mettre à sa place une autre bureaucratie ; le compromis, à plusieurs reprises, a dégénéré en débâcle.

Mais il est un fait que la plupart des révolutionnaires d’aujourd’hui cherchent moins, ou plus du tout, à prendre le pouvoir d’État, pensant qu’il est possible, dès maintenant, de « vivre une authentique liberté révolutionnaire ».

Allons-nous considérer cela comme une des dernières avancées théoriques et pratiques de notre histoire ?

Cependant, il n’y aura de perspectives franchement ouvertes que par « une pratique immanente réelle » des dominés et des exploités « sur des modes que nous ne pouvons absolument pas imaginer à partir de notre situation actuelle », nous dit David Graeber.

Oui, à nulle autre pareille sera la révolution à venir !

David Graeber, Bureaucratie, Les liens qui libèrent, 2015, 300 p.

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