Achaïra n° 186 : Vous avez dit « libertarisme » ?

Vous avez dit « libertarisme » ?

On peut le déplorer, mais l’étroitesse d’esprit, par quelques côtés, sévit chez les anarchistes comme dans toutes les idéologies. Sans doute est-ce pour se dégager de ce travers que Michel Perraudeau a écrit l’Éloge des libertaires. Ainsi tente-t-il de prendre du recul avec nos idées et s’efforce-t-il de fureter dans le passé et aussi en d’autres pays pour s’aérer un peu ; pour ce faire, il a été dénicher un mot clé négligé par l’histoire et surtout par l’usage. Il s’agit de « libertarisme » (ou de « libertarianisme », comme d’autres disent).
Son livre, bonne ouverture aux idées libertaires, fera quand même grimacer certains à cause du ton péremptoire de quelques expressions ; il n’en reste pas moins que voilà une excellente « machine à poser des questions ». C’est une géographie plutôt qu’une histoire de l’anarchisme où l’auteur a été puiser le terme de « libertarisme » que l’usage avait abandonné dans la première moitié du XIXe siècle ; et ce pour le mettre en concurrence avec « anarchisme ».
Est-ce pour se démarquer du mouvement libertaire francophone qui n’a pas son agrément ? Ou parce qu’il ne se retrouve pas dans cet ensemble qui va de Ravachol à Voltairine de Cleyre, d’Alexandre Berkman à Clara Wichmann ? Ou parce que le mot « anarchiste » est trop marqué par la violence ?
Car on note à plusieurs reprises son opposition à la violence anarchiste :
« L’activisme anarchiste suicida l’idée libertaire en réduisant son efficience à l’explosion des marmites à renversement et à la révolvérisation de ses ennemis. » (P. 17.)
« Imagine-t-on le libertarisme adhérer au schéma de révolution violente, alors qu’a été administrée la preuve par quatre − 1789, 1848, 1871, 1917 − que le révolutionnisme des armes conduisait le peuple plus sûrement à sa perte qu’à son émancipation ? » (P. 18 et 19.)
Et on constatera que le mot de « non-violence » revient régulièrement dans ce texte. Pour autant, trouver de la non-violence stricto sensu chez Proudhon et chez quelques autres de la même époque, n’est-ce pas un peu anachronique ?
Se méfier de la violence ou l’avoir en horreur ne fait de personne un partisan de la non-violence.
Cela dit, à la lecture de l’ouvrage, il ne nous est pas perceptible de différencier l’« anarchisme » du « libertarisme ». Des deux côtés, on constatera des dérives, des aberrations que chacun dénoncera suivant son point de vue et sa sensibilité. Ainsi pourra-t-on ne pas se reconnaître dans certains des protagonistes de l’histoire.
Les mots naissent, vivent, mais, comme les plantes, ne « prennent » pas à tous coups. Il en est qui vont s’épanouir et vieillir ; et les mots, comme nous, sont mortels ; par ailleurs, avec le temps, ne nous en déplaise, on constate que leur acception évolue ; Il faut savoir que, lorsqu’il est question de la vie du langage, l’usage se moque des académies et des puristes tout autant que de celles et ceux qui voudraient imposer leur préférence. Les mots sont-ils libres pour autant ?
De nos jours, les mots « libertaire » et « anarchiste » ont quasiment la même valeur. Il n’en est pas de même du mot « libertarisme » plus ou moins opposé à son quasi-frère : « anarchisme ».
Est-ce la rançon du succès d’un Proudhon − critiquable comme d’aucuns − qui, en 1840, avait chargé positivement le mot « anarchie » face à un Joseph Déjacque − largement et à tort délaissé − qui, lui, en 1858, proposait le mot « libertarisme » ?
Pourquoi donc tenter de faire revivre un mot ? Pour « donner chair au libertarisme », nous dit l’auteur.
De notre côté, nous tenterons de prendre de la hauteur pour dire que nous appartenons tous à la grande famille libertaire qui comme toute famille se querelle et se heurte.
Parmi les cent mots proposés par Michel Perraudeau, nombre d’entre eux se retrouveront sans peine dans les classiques de l’anarchisme ; quelques-uns comme « anarcho-capitalisme », par contre, ne franchiront pas la barre, et nous n’hésiterons pas à les ranger dans le bagage des libertariens américains.
Une autre entrée − « minarchisme », c’est-à-dire la réduction à l’extrême du rôle de l’État sans sa disparition − pourra donner matière à discussion.
Certains ne manqueront pas de classer le libertarisme dans le rayon des individualismes anarchistes (façon française), ce libertarisme que nous ne confondrons pas avec le libéralisme et encore moins avec le néolibéralisme, mais nous ne sommes pas sûr que les libertariens américains feront la différence.
Si l’individualisme anarchiste peut mettre l’accent sur « être soi-même avant d’être ensemble », nous ferons remarquer qu’on est biologiquement ensemble avant d’être soi-même et que, lorsque l’individu affleure, son fleurissement n’est nullement contradictoire à l’« être ensemble ».
On critiquera donc sans peine un individualisme hypertrophié. D’ailleurs, de son côté, l’auteur met en avant l’« individuation » où l’individu « est constructeur de soi pour vivre avec l’autre », un constructeur qui doit se dégager de « l’homme [qui], par temps ordinaire, déborde d’affects rongeurs […] : rancœur, jalousie, hypocrisie, rivalité, perfidie, vengeance, domination, détestation et haine, perversion, cruauté ordinaire, méchanceté quotidienne, cohorte de malveillances et de malfaisances. C’est l’homme ! »
La dernière partie − « Alternatif actuel » − fait une large part à l’actualité des actions et des manières de vivre où nous retrouvons des façons de faire qui nous sont proches.
En dernier ressort, pour tenter d’y voir plus clair dans la bataille des mots, où l’usage à la fin seul triomphe, nous reproduirons un extrait d’un poème de Nâzim Hikmet de 1948, que cite Michel Perraudeau :
« Vivre comme un arbre, seul et libre / Vivre en frères comme les arbres d’une forêt / Cette attente est la nôtre. » (Il neige dans la nuit et autres poèmes, anthologie, 1999.)

Michel Perraudeau, Éloge des libertaires, les 100 mots du libertarisme,
éditions Autrement, 2016, 448 p.

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