Réflexions anarchistes sur le féminisme et l’antisexisme

Le Cercle libertaire Jean-Barrué a retrouvé une contribution aux débats du groupe Emma Goldman de Bordeaux dans le cadre du 57ème congrès de la Fédération anarchiste qui s’est tenu en 2000 à Perpignan.

Sans en adopter tous les termes en l’état, il nous a semblé  intéressant de le mettre à la disposition et à la réflexion de toutes et tous afin de contribuer et de continuer à lutter contre toutes les formes de sexismes, de discrimination. Ce texte aborde divers aspects qui restent d’actualité. Il est ici soumis à votre lecture et réflexion car le combat contre le sexisme a besoin de débat et d’échanges pour être vivant et ouvert à la société.

Quelles stratégies fédérales féministes anarchistes
devons-nous mettre en œuvre ?

“ Le féminisme anarchiste ”

I.          Le féminisme et l’anarchisme, quelques prémices :

·     1850 – Critique de la famille : modèle et origine de l’Etat

Critique proudhonienne du patriciat : “ Par la constitution de la famille, le père se trouve naturellement investi de la propriété et de la direction de la force résultant du groupe familial. Bientôt, cette force s’accroît du travail des esclaves et des mercenaires, dont elle concourt à augmenter le nombre. La famille devient tribu : le père conservant sa dignité, voit croître d’autant la puissance dont il dispose. C’est le point de départ, le type de toutes les appropriations analogues. Partout où se forme un groupe d’hommes, ou une puissance de collectivité, là se forme un patriciat, une seigneurerie. ” (De la justice, t. II, œuvres complètes, Rivière, p. 266)

·     Fin du XIXème : critique du paternalisme ouvrier : voir le rapport présenté au Congrès ouvrier révolutionnaire international de 1900 par le groupe des Etudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes de Paris, intitulé Les communistes anarchistes et la femme. On citera aussi la réplique de l’anarchiste Delasalle dans Les temps nouveaux du 29 octobre 1898, qui répondait à la déclaration unanime du IVème  congrès de la CGT à Rennes en 1898 : “ L’homme doit nourrir la femme ”, en déclarant : “ Le congrès n’a pas vu qu’approuver de telles résolutions était décréter l’esclavage de la femme et la subordonner au bon vouloir du mari. La femme cependant a droit à la liberté autant que l’homme et elle ne sera réellement libre, croyons-nous, que le jour où elle aura conquis la liberté économique et qu’elle ne dépendra en aucune façon du compagnon qu’elle se sera choisi. La femme ménagère, la femme au foyer, c’est la vieille doctrine réactionnaire, c’est la femme sous la dépendance du mari comme celui-ci l’est du capitaliste. ”

·     1900 : lutte pour le contrôle des naissances et l’autonomie individuelle : le néo malthusianisme : “ Sous l’impulsion d’un groupe (composé de docteurs, d’écrivains, d’artistes, anarchistes pour la plupart, dont le sujet principal de lutte était la contraception), le mouvement néo-malthusien prit un essor particulier. Les conférences, les causeries de quartier se multiplièrent. Pour faire connaître et répandre leurs idées, ils créèrent le journal Régénération en 1900, puis Génération consciente et enfin La grande réforme. Dès 1920, les lois scélérates sont votées, Eugène Humbert et Jeanne Humbert sont arrêtés et emprisonnés à plusieurs reprises. (…) C’est grâce à la lutte menée par la pionnière Jeanne Humbert que des jeunes femmes, aujourd’hui, qu’elles soient du planning familial ou du MLAC, peuvent traiter ouvertement de la question et défiler dans la rue. ” (May la réfractaire, atelier Marcel Jullian, 1979, p. 238)

·     1906 : la lutte contre l’oppression sexuelle des femmes et pour l’émancipation des femmes avec Emma Goldman : “ L’Histoire nous dit que c’est par leurs propres efforts qu’à toute époque les opprimés se sont réellement délivrés de leurs maîtres. Il est de toute nécessité que la femme retienne cette leçon : que sa liberté s’étendra jusqu’où s’étend son pouvoir de se libérer elle-même. Il est donc mille fois plus important pour elle de commencer par sa régénération intérieure ; de laisser tomber le faix des préjugés, des traditions, des coutumes. La revendication des droits égaux dans tous les domaines de la vie est équitable et juste, mais, somme toute, le droit le plus vital, c’est celui d’aimer et d’être aimée. Si l’émancipation féminine partielle doit se transformer en une émancipation complète et véritable de la femme, c’est à condition qu’elle fasse litière de la notion ridicule qu’être aimée, être amante et mère, est synonyme d’être esclave ou subordonnée. Il faut qu’elle se débarrasse de l’absurde notion du dualisme des sexes, autrement dit que l’homme et la femme représentent deux mondes antagonistes. La mesquinerie sépare ; la largeur réunit. Soyons larges et généreuses. Une conception véritable des relations sexuelles n’admet ni vainqueur ni vaincu ; elle ne reconnaît qu’une chose : le don de soi, illimité, afin de se retrouver plus riche, plus affirmée, meilleure. Cela seul peut combler le vide et transformer la tragédie de l’émancipation féminine en une joie, une joie sans bornes. ” (Emma Goldman, La tragédie de l’émancipation féminine, mars 1906, traduction d’Emile Armand)

·     1932 : critiques de Mühsam du patriarcat : celui-ci effectue une violente critique de la famille encore extrêmement moderne. Il dénonce l’institution familiale, à la fois “ Etat en réduction ”, “ cellule de base de l’autorité ”, “ modèle d’Eglise et d’Etat ” et embryon de tous les “ nationalismes ” (pp. 121-127). Mais à la différence de Proudhon et de sa fascination pour l’autorité paternelle traditionnelle, Müsham s’en prend directement, explicitement et violemment à la “ famille patriarcale ” qui maintient “ femmes et enfants dans une dépendance d’esclaves ” (p. 123), et, à travers elle au monothéisme, en particulier judéo chrétien, cette doctrine “ d’un Dieu-Père, ce dieu unique, tout-puissant, infiniment juste et omniprésent placé au-dessus des hommes et exigeant avec de sombres menaces d’être supplié par de continuelles prières, admiré, assuré d’une vénération dévouée et remercié pour chaque peine et chaque humiliation ” ; un Dieu-Père qui, d’une part, “ a créé pour les peuples occidentaux la condition de l’acception de la famille patriarcale, dans laquelle le père-chef règne sur les siens (à la façon) d’un dieu ”, mais, aussi, cette prédisposition si particulière des “ hommes ” à s’identifier à l’Etat, au pouvoir et à la “ Patrie ” (p. 129). (La société libérée de l’Etat, dans La République des conseils de Bavière, Erich Mühsam, La Digitale/Spartacus, 1999)

 

  • 1935 : les luttes pour la contraception et l’avortement, et l’action des Lapeyre, Prévôtel et Bartozec : D’après les journaux de l’époque, “ les stérilisateurs de Bordeaux seraient aussi des faiseurs d’anges ” (Le journal, 4 avril 1935) ; “ on ne peut que regretter que des travailleurs anarchistes soient détournés par leurs dirigeants, au profit de pareilles billevesées, de la lutte contre leurs exploiteurs. La question de la natalité n’est qu’une partie de la question sociale et sera résolue avec elle. Alors que toutes les forces des travailleurs doivent être tendues vers la lutte pour le pain, contre le fascisme, pour la révolution prolétarienne, la bourgeoisie ne demande sans doute pas mieux que de voir des exploités s’égarer dans de pareilles histoires. Soulignons que certains de ces chefs anarchistes, qui oublient la lutte contre la bourgeoisie, assommaient récemment des travailleurs communistes. ” (L’humanité, avril 1935)

(Extraits des Cahiers des amis d’Aristide Lapeyre N°4, intitulé “ Les stérilisés de Bordeaux ”)

 

  • 1936-1939 : les Mujeres Libres et la question féminine dans nos milieux : “ Rien de plus facile que la propagande parmi les femmes – quel dommage que tous les objectifs n’aient pas la même simplicité. De la propagande dans les syndicats ? De la propagande dans les athénées ? La propagande à la maison ! C’est la plus facile et la plus efficace. (..) Comme nous le voyons, ce n’est pas là que réside la difficulté, le problème est ailleurs ; il est chez les compagnons eux-même, dans leur manque de volonté. J’ai vu nombre de foyers, non seulement de simples confédérés mais bien anarchistes ( ! ?) régis selon les plus pures normes féodales. A quoi servent donc les meetings, les conférences, les cours de formation, et tout le reste, si celles qui s’y rendent ne sont pas vos compagnes, les femmes de votre foyer. A quelles femmes vous référez-vous donc ? (…) Le dernier des esclaves se transforme, une fois franchi le seuil de sa demeure, en un souverain et maître. (…) Lui qui, dix minutes avant, avalait encore le fiel de l’humiliation bourgeoise, se dresse comme un tyran en faisant sentir à ces malheureuses toute l’affliction de leur prétendue infériorité. ”

“Il y a de nombreux compagnons qui souhaitent sincèrement le concours de la femme à la lutte. Mais cela ne correspond en rien à un changement du concept qu’ils ont d’elles. Ils souhaitent son concours comme un élément qui pourrait faciliter la victoire ; comme un apport stratégique, pourrait-on dire, sans pour autant penser un seul instant à l’autonomie féminine et cesser de se considérer comme le nombril du monde. Ce sont ceux-là qui, dans les périodes d’agitation, disent : “Pourquoi n’organise-t-on pas de manifestations de femmes ? Une manifestation de femmes est parfois plus efficace et, face à elles, la force publique se retient un peu”. (Femmes Libres, Mary Nash, chapitre intitulé Origines de femmes libres : la question féminine dans nos milieux).

 

  • A partir des années 70, la notion d’amour libre tant revendiquée par les anars va pouvoir être mise en acte via le mouvement de libération des femmes, le mouvement de libération sexuelle et le droit à l’avortement. Les féministes se réveilleront avec la gueule de bois : la libération sexuelle ne sera pas synonyme de libération des femmes.

 

  • 2 Mai 1992 : colloque anarcha-féministe international organisé par la FA. Le féminisme est remis à l’ordre du jour comme enjeu pour l’organisation politique, les féministes de la FA font la preuve qu’elles existent et nourrissent le débat dans l’organisation.

 

On trouve, aussi et évidemment, la lutte contre le poids des religions sur la place accordée aux femmes dans la société “moderne”.

Dans l’individualisme se retrouvent les deux extrêmes : féminisme au nom de l’émancipation de l’individu et machisme au nom de la liberté sexuelle sans entrave.

II.          Les stratégies féministes à l’œuvre dans la société et les structures de lutte de ce féminisme:

On ne peut pas aborder le féminisme contemporain sans parler des groupes, plus ou moins organisés, opposants aux idées féministes car leur existence explique en partie le renouveau féministe de ces dernières années. En effet, les années 80 ont connu le creux de la vague des luttes féministes tandis que les années 90 ont vu son renouveau en particulier comme réponse aux attaques à certains droits des femmes acquis dans les années 70.

 

Parlons d’abord de l’opposition la plus visible qui a démarré en France fin des années 80 : les commandos anti-IVG. Assez vite en réaction à leurs attaques se sont montés un peu partout en France des “ collectifs de vigilance ” qui ont abouti à la CADAC (coordination des collectifs pour le droit à l’avortement et à la contraception) puis aux collectifs pour les droit des femmes. Dés le début dans ces différentes structures des divergences sont apparues quant à la démarche à suivre pour contre attaquer les commandos. Pour exemple, tandis que certaines femmes souhaitaient en rester aux pétitions envers les élu-e-s des villes, d’autres, plutôt de la mouvance anar d’ailleurs, souhaitaient être sur le terrain, face aux commandos pensant que la meilleure contre attaque était la présence de visu face aux anti IVG, le but était aussi de créer le rapport de force sur le terrain. Si toutes les femmes étaient d’accord pour mettre un terme aux attaques, les stratégies pour y arriver divergeaient énormément. Une partie s’est engouffrée dans la bataille juridique visant à faire des opérations commando un délit passible de prison et amendes. Cela aboutira à la loi dite “ V. Neiertz ” du 27 janvier 1993 qui institue le délit d’entrave à l’IVG. Cet outil juridique sera partiellement appliqué et en tout état de cause, les condamné-e-s à des peines avec sursis déclarent tous-tes qu’ils récidiveront à la première occasion.

La divergence ne se situe pas tant sur le fait qu’une loi existe ou pas en la matière, mais sur le fait qu’à un moment cette stratégie juridique ait été choisie à l’exclusion de toute autre réaction. Ce choix a fait que de nombreux collectifs ne se sont pas réellement donnés les moyens de mettre en place des réseaux téléphoniques par exemple alors qu’en face les opposants étaient très bien organisés en réseaux justement.

La mouvance anti-fasciste, anarchiste (REFLEX, CNT, FA) s’est emparé du débat et a organisé des ripostes dans les églises où se tenaient des meetings des opposants, dans les cliniques où ils devaient intervenir quand l’info était connue à l’avance… Certaines critiques apportées à ces contre rassemblements sont tout à fait justes et méritent qu’on s’y attarde un peu. En effet, très souvent ces rassemblements ont donné lieu à des manifs anti-faf à l’aspect militaro tout à fait déplaisant et on entendait des slogans bien loin d’être féministes !

Du coup, on a un peu déplacé le débat en opposant les stratégies féministes réformistes aux stratégies radicales pas toujours féministes. Les collectifs pour le droit à l’avortement auraient dû permettre au contraire que toutes les stratégies puissent coexister parce que c’est une bonne chose que la loi d’entrave à l’IVG existe mais de fait, elle ne sera réellement appliquée que si la pression de la rue existe. En plus les contre manifs permettent au moins que les opposants à l’IVG n’entrent pas dans les cliniques et on mesure la protection que cela assure aux femmes qui sont à ce moment dans les services IVG.

Fait à noter aussi, dans ces différents collectifs pour les droits des femmes, on trouve peu de jeunes féministes mais surtout des militantes politiques, même si dans les manifs pour le droit à l’avortement et la contraception on trouve des jeunes femmes.

 

En matière d’opposition, plus récemment, a eu lieu la grande bataille sur le PACS. Autant les anti se sont manifesté-e-s haut et fort, autant le milieu féministe est resté plus discret. Plusieurs raisons à cela. Ce décalage a révélé la coupure qui date des années 70 entre les lesbiennes et les féministes. Par ailleurs, comme les collectifs organisés étaient sur les questions des droits avortement-contraception, il n’est pas étonnant qu’ils ne soient pas montés au créneau très rapidement sur la question du PACS.

Tout de suite, la question du PACS s’est située dans le milieu politique parlementaire. Il s’agissait d’une bataille juridique entre élu-e-s pour faire adopter le texte. Sa défense s‘est donc située du côté des militant-e-s féministes ou pro-féministes intégré-e-s au milieu parlementaire. Très vite pour cette raison, il y a eu des enjeux qui dépassaient largement la lutte contre l’homophobie et les droits des homosexuels (électoralisme oblige). Par contre, du côté des opposants, comme il était question pour eux d’un choix de société moral, ils sont apparus vite dans la rue à travers des manifestations. Cette bataille s’est soldée par un échec relatif pour eux. D’abord parce que leur représentante s’est ridiculisée et qu’ils n’ont pas fait le grand rapport de force qu’ils escomptaient. Echec relatif tout de même car les propos homophobes entendus à cette occasion restent dans les mémoires et ont révélé une conscience collective homophobe qui fait froid dans le dos. Relatif aussi car on ne peut pas dire que les pro PACS aient été très courageux pour défendre le texte et ils/elles ont souvent fait passer leurs intérêts politiciens avant leur lutte contre l’homophobie. Relatif aussi, car les structures féministes existantes ne se sont pas emparées du débat pour faire pression afin que l’homophobie n’ait pas le droit de cité en France, comme si quelque part ce débat ne concernait pas tout à fait les féministes (disons aussi que le milieu homosexuel très mobilisé à cette occasion est très largement masculin).

 

 

Si le paysage féministe actuel s’explique en partie par les enjeux de deux dernières décennies, il trouve aussi ses origines dans le mouvement social féministe des années 70.

 

Sans réécrire l’histoire de ces années là car ce serait trop long on peut quand même en retracer les grandes lignes. Les femmes avaient le droit de vote depuis 1945, au début des années 60, elles ne pouvaient pas travailler sans l’autorisation de leur mari, la pilule n’était pas en vente en France, la loi sur l’avortement n’existait pas. En regard de ces vides, des milliers de femmes avortaient dans la clandestinité, subissaient des grossesses non désirées et étaient totalement dépendantes de leur mari.

La question des avortements clandestins était devenue un problème de santé publique avec d’un côté des médecins qui agissaient dans la plus totale hypocrisie et de l’autre des femmes qui mourraient ou gardaient des séquelles à vie d’avortements clandestins réalisés dans des conditions sanitaires épouvantables. Peu à peu, des femmes ont commencé à se regrouper avec pour objectif de mettre le débat sur la place publique. En 1967, la pilule a été autorisée et en 1975 la loi sur l’avortement dite “ loi Veil ” a été votée pour une durée limitée et en deçà de ce que les femmes auraient souhaité comme loi. Ces droits chèrement acquis l’ont été grâce à l’incroyable mise en mouvement de femmes de toutes origines et au prix d’une bataille acharnée de plusieurs années au cours desquelles elles ont rendu la question des droits des femmes incontournable et elles ont réussi à instaurer le rapport de force. Le mouvement des femmes n’était pas idyliquement composé de femmes toutes d’accord sur les stratégies à mener mais elles avaient par contre toutes un objectif commun très fort : obtenir des droits concrets et il en allait de leur survie. Elles avaient à l’époque rien à perdre et tout à gagner (ce qui n’empêche pas que beaucoup l’ont payé très cher dans leur vie personnelle).

Les années 80 se sont réveillées avec un sentiment de triomphe : “ on avait gagné, les femmes pouvaient travailler sans le consentement de leur mari, elles avaient la contraception, l’avortement, … ”. Une partie des femmes est rentrée chez elle, l’autre partie s’est vue pousser des ailes. En effet, le mouvement des femmes (comme tout mouvement social) a vu naître une élite de féministes convaincues qu’il fallait aller plus loin et en parallèle, ces femmes étaient reconnues sur la scène politique. Ce tournant des années 80 a marqué le début du schisme entre une intelligentsia qui continuait le combat et un mouvement social féministe de terrain qui n’existait plus. Les structures type planning familial, lieux d’accueil des femmes sur les violences… tenues par des féministes de la première heure, accueillaient les femmes comme de véritables lieux féministes et pas comme des services sociaux qui n’auraient fait que proposer un service aux femmes consultantes. L’Etat s’en est fort bien arrangé car elles faisaient le travail à la place des services publics, les structures sont devenues de véritables institutions (sans les moyens qu’auraient des services publics reconnus ça va sans dire). Petit à petit, les militantes ont arrêté de militer mais la relève n’a pas été préparée et n’est donc pas venue les remplacer. Difficile donc, quelques années après, de voir l’intérêt de fonctionner dans des structures type planning alors que l’Etat pourrait le faire avec d’autres moyens et, sans mémoire, difficile d’entrevoir que les droits des femmes n’étaient peut-être pas définitivement acquis.

Cette coupure entre la base et les structures spécialisées a aussi fait que peu à peu s’est installé un machisme clandestin difficile à nommer car il ne touche pas des droits concrets ceux-ci étant défendus de façon spécifique dans les institutions féministes. Il s’agit plutôt de comportements machistes d’autant plus difficiles à combattre qu’ils visent des femmes isolées dans des milieux qui ne portent pas le débat féministe.

Cette élite féministe qui s’est dégagée des années 70 a tourné la page de la bataille pour le droit à l’avortement et à la contraception et a donné une autre définition du féminisme. Il s’agissait maintenant d’obtenir l’égalité des femmes dans la société. Ont émergés alors de nouveaux combats : celui de l’égalité au travail et celui de l’égalité en politique via la parité. Comme cette bourgeoisie féministe était maintenant dans les sphères de pouvoir et plus sur le terrain, les stratégies mises en place pour gagner ces nouveaux droits n’ont pas été du tout ce qu’elles auraient pu être à l’époque où il y avait, derrière les leaders du mouvement, des milliers de femmes.

En ce qui concerne l’égalité au travail tout d’abord, la prise en charge de cette problématique dans les syndicats, à la base n’a pas eu lieu et il s’est agit très vite d’une bataille de lois fort louables au demeurant mais non accompagnées du rapport de force nécessaire pour qu’elles soient appliquées correctement.

Même chose pour la parité, ce débat ne concerne que les femmes qui aujourd’hui sont déjà intégrées au système politique électoraliste. Du coup, il ne s’agit pas de permettre à des féministes d’être élues mais de permettre à autant de femmes que d’hommes d’être élues. Si ces femmes ne portent pas d’idées féministes nous ne sommes pas plus avancées. Or, nous savons que beaucoup d’entre elles ont du renoncé (consciemment ou inconsciemment) aux luttes féministes car c’est le prix à payer pour pouvoir faire de la politique. La parité apparaît désormais comme un principe féministe en soi alors qu’au mieux, ça ne devrait être qu’un moyen pour faire avancer de grands principes féministes. Le débat est à ce point bloqué dans le milieu féministe actuel qu’émettre une critique sur la parité nous classe dans ceux/celles qui sont contre l’égalité des hommes et des femmes dans la société.

Le féminisme se trouve réduit à la conception que l’élite bourgeoise en a. Quid des différences de classe qui font qu’aujourd’hui l’obligation qui est faite aux femmes hors délai d’aller avorter à l’étranger pour environ 10000 francs n’a pas les mêmes conséquences selon sa classe sociale. On a beau être toutes sœurs, on ne vit pas toutes la même chose.

Cette élite a quand même besoin d’une légitimité. C’est ce qui explique que depuis les années 80, on les retrouve dans toutes les structures de défense des droits des femmes. Pas une structure n’échappe à la présence des militantes du PS ou du PC par exemple, bref à la gauche plurielle. Ceci n’est pas un problème en soi mais le devient lorsque ces militantes (qui en fait font très peu le boulot chiant quotidien dans ces associations car elles sont sans doute au-dessus de cela) pèsent de tout leur poids pour que le féminisme n’ait qu’une seule déclinaison (la parité) et qu’il n’y ait qu’une seule stratégie possible : la leur.

Les collectifs pour les droits des femmes sont alors instrumentalisés, ils ne sont que la caution de l’élite féministe mais les choix stratégiques sont faits ailleurs, dans des colloques nationaux, mondiaux. A cet égard, l’organisation de la Marche Mondiale des femmes de l’an 2000 est un bon exemple. L’égalité parade du 15 janvier était, plusieurs mois avant, destinée à faire le rapport de force sur les droits à l’avortement et à la contraception, puis au dernier moment c’est devenu une grande manif servant les intérêts de l’élite femme au pouvoir.

Il est impossible aujourd’hui d’émettre la moindre critique sur le cadre institutionnel dans lequel s’inscrit le féminisme. Cette parole critique est niée (elle ne figure jamais dans les comptes rendus de réunions) ou stigmatisée comme celle des méchantes nous faisant passer pour des anti féministes !

Ces collectifs regroupent des femmes de sensibilité politiques diverse et si toutes les paroles féministes étaient entendues, ce serait une richesse extraordinaire pour arriver à un mouvement féministe réel et efficace dans ses luttes. Ce n’est peut-être pas la présence de la gauche plurielle dans ces collectifs qui est critiquable mais plutôt l’instrumentalisation qu’elle en fait

 

III.         Quelles stratégies féministes anarchistes ?

§    Pertinence de la lutte féministe dans le cadre des idées et des combats anarchistes :

Collectivement et idéologiquement, tout d’abord, il semble facile pour les anarchistes de se reconnaître dans les luttes féministes, et difficile de faire l’économie d’une réflexion sur les rapports homme / femme.

 

L’égalité à laquelle nous aspirons concerne tous les individus et n’est donc pas envisageable sans l’égalité entre les hommes et les femmes, cela semble évident. Idem pour la liberté : l’un des rapports de domination et de soumission à abolir pour l’atteindre nous a été légué par le patriarcat et constitue une poutre maîtresse du capitalisme. Se battre contre le patriarcat est donc essentiel et ce d’autant plus que le patriarcat, comme tout rapport de domination, fait autant de dégâts chez les hommes que chez les femmes en assignant aux uns comme aux autres une place spécifique dans leurs relations privées et publiques : l ‘exemple le plus frappant en est l’exclusion plus ou moins déguisée des homosexuels, mais on peut aussi penser à la place de l’homme dans un couple, dans une famille (qui travaille ? Qui s’occupe des enfants ?), place qu’il est aussi difficile de remettre en question pour l’homme que pour la femme.

 

Remettre en question tous les rôles sociaux prédéterminés, c’est entre autres refuser celui auquel nous lie notre appartenance à un sexe ou l’autre, au même titre que ceux qui nous sont imposés par l’ascendance, le patrimoine culturel, l’appartenance à un groupe social, la situation géographique, la nationalité, la couleur, etc. Vouloir pour chaque individu la possibilité de se développer, de s’épanouir, de vivre en toute indépendance et quelle que soit son origine socio-économique et/ou géographique, c’est bien joli mais totalement improbable si l’on oublie qu’il y a des individues et des rôles sexués à déconstruire.

 

Toujours lier le social et l’individuel, le public et le privé, n’est-ce pas ce que les féministes doivent constamment faire ? Les femmes, en se battant pour leurs droits, mènent deux combats de front : affirmer leur place en tant que groupe dans une société et en tant qu’individus dans la sphère privée.

 

Enfin, une de nos spécificités, et non des moindres, étant de refuser de donner la priorité à un domaine de lutte plutôt qu’à un autre et de préférer nous battre sur tous les fronts, la lutte contre le patriarcat a toute sa place dans nos activités, pas plus, pas moins que les mouvements sociaux, le syndicalisme, l’antifascisme, etc. (merde, dans l’etc. il y a sûrement volonté de minimiser certaines luttes, autocritique dès ce soir !)

 

Les luttes féministes sont donc, à notre sens, non seulement pertinentes dans le cadre des idées et des combats anarchistes, mais également reconnues et acceptées comme essentielles par les anarchistes. Idéologiquement et collectivement. La suite est moins évidente : la pertinence du féminisme est-elle aussi claire pour chaque militant-e pris-e séparément ? Quel travail peut-on mener, individuellement, pour lutter contre le patriarcat ? Comment ces luttes sont-elles relayées dans la fédération ? Qui les prend en charge ? Bref, que fait-on en pratique ?

 

§    Luttes féministes et antipatriarcat :

On peut commencer par un “ état des lieux ” : s’il semble évident, sur le papier, de reconnaître la pertinence et l’utilité du combat féministe, en revanche, on dirait qu’il est moins facile pour chacun d’accepter que l’on n’en est pas tous au même point de la réflexion sur le patriarcat et ses méfaits.

 

Il y a d’abord ceux et celles qui nient encore la réalité ou la spécificité de la discrimination des femmes. Si si, ça existe ! D’autres la nient au sein d’une fédération anarchiste où, chacun ayant reconnu la nuisance du sexisme et ayant fait son autocritique, les militants et militantes vivent en parfaite harmonie. Bon, quiconque a fait l’expérience de quelques congrès ou  de  certains échanges hargneux dans le BI peut douter de cette belle harmonie… Viennent ensuite celles et ceux pour qui la lutte féministe se résume à une lutte – externe – pour le droit à l’avortement et la contraception, et qui, s’ils n’hésitent pas à se déclarer solidaires des féministes sur ce terrain, voire à participer à cette lutte, ont du mal à dépasser le stade du contrôle des naissances. Et comme le chemin est encore long pour arriver à l’anarcha-féminisme et l’antipatriarcat, on imagine facilement les dissensions, les crises d’énervement des uns et des autres, la difficulté de trouver un terrain d’entente et à fortiori des prises de positions et des stratégies communes.

 

On ne naît pas anarchiste, et on ne le devient sûrement pas en décrétant que le capitalisme ou le patriarcat sont des vilains méchants à abattre. On peut seulement essayer d’être anarchiste, et c’est un combat de quotidien qui ne s’arrête pas le grand soir où on a compris qu’il existait des rapports de domination. Personne n’est à l’abri des rapports de pouvoir, de l’éducation qu’il / elle a reçue, et chacun a donc un travail permanent à mener sur soi-même pour changer ses relations aux autres et tenter d’être anarchiste dans sa vie. Le sexisme est un de ces rapports de pouvoir auxquels nous essayons de mettre fin. Il y en a beaucoup d’autres. Tous ont un point commun : leur ténacité. Et il est aussi difficile pour une femme que pour un homme de se débarrasser des réflexes sexués que l’on a construits pour elles / eux pendant des siècles. Le problème majeur que nous ayons entre anarchistes, c’est peut-être tout simplement la difficulté de chacun-e à reconnaître que sa réflexion et son travail personnel en matière de sexisme est loin d’avoir abouti. Ce qui donne lieu à des excès du type : X , à force de militer pour les droits des femmes, se persuade que tout le monde devrait avoir effectué le même travail et reproche à Y de n’avoir pas encore été assez loin dans sa réflexion ; X manque pour ce faire de diplomatie ; Y se venge en taxant X d’hystérique ou de séparatiste, ce qui donne des envies de séparatisme à X , et les deux deviennent réellement hystériques. Z qui, pour sa part, en est resté à une réflexion vraiment sommaire, s’oublie dans des insultes sexistes et des écrits fleurant l’antiféminisme, ce qui n’arrange pas les choses.

 

§    Vers de réelles stratégies fédérales :

 

De même qu’il est important que chaque militant-e mène une réflexion permanente sur le patriarcat et les moyens de se défaire de vieux réflexes sexistes récurrents, de même nous pensons qu’il est urgent que le débat politique soit porté la fédération dans son ensemble.

 

On peut dire que l’émancipation des femmes ne pourra être gagnée que par les femmes elles-mêmes. C’est en partie vrai, mais cette émancipation n’est possible que si le système patriarcal est aboli ; or ce dernier concerne les hommes aussi bien que les femmes. On peut  aussi prendre l’exemple de l’antiracisme pour comprendre que le combat doit être pris en charge par tous et toutes : la FA n’a pas attendu de constituer une commission “ immigration ” (ou même qu’il y ait un nombre conséquent d’immigré-e-s dans la fédération…) pour reprendre à son compte l’antiracisme et les luttes des sans papier-e-s.

 

Faute de cette prise en charge fédérale, on prend des risques politiques : à court terme, on est incapable d’élaborer une réflexion politique et des stratégies cohérentes. On se retrouve ainsi suivistes de positions féministes loin d’être anarchistes (dernier exemple en date : la manif du 15 janvier). A long terme, à force de se décharger du travail sur les volontaires, on finit par en faire des spécialistes, on crée un décalage dangereux tant pour le pouvoir ainsi créé que parce qu’il donne lieu aux excès cités plus haut, et on s’expose à un vide politique rien moins qu’emmerdant… Du coup, on pratique nous aussi un militantisme à deux vitesses, et on a beau jeu critiquer le centralisme des autres orgas. En plus, l’invese est tout aussi grave : les “ spécialistes ” du féminisme voient leur temps militant bouffé par ce sujet et sont ainsi exclues des autres débats de la fédération. Quid de la non hiérarchisation des luttes qui nous est si chère ?

 

Et pourtant, à l’heure de la fameuse marche mondiale des femmes, il nous semble urgent de proposer une alternative à la dérive d’un féminisme plus éloigné que jamais de la base, plus proche que jamais des institutions et du pouvoir, en y réintroduisant nos principes antiétatistes, anticapitalistes, antipatriarcaux, anticléricaux. Au moment où les luttes de femmes ont des velléités de mondialisation, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser la place à celles et ceux qui préfèrent réclamer la parité et la représentation politique plutôt que se battre contre le pouvoir, se tourner vers l’ONU ou le Parlement européen plutôt que s’organiser à la base pour créer un contre-pouvoir, qui préfèrent mettre en sourdine les revendications des gays et lesbiennes ou de l’avortement lorsque cela risque choquer les pouvoirs locaux et l’Eglise. Sauf que pour prendre cette place et la tenir, il va nous falloir davantage de forces et de cohérence dans nos prises de position que celles dont nous avons fait preuve jusqu’à présent. Il va nous falloir accepter de réfléchir individuellement et collectivement sur le travail à mener.

 

IV.        Quelles positions ou stratégies fédérales ? Projet de proposition de motion de congrès :

Dans la société contemporaine, on constate le recul du féminisme : dans ses revendications, dans sa visibilité et dans son impact dans tous les rapports de la société. Ce recul entraîne l’apparition d’un féminisme à “double vitesse”, quelques groupuscules fonctionnant en cercles fermées.

En parrallèle, on constate la montée de l’ordre moral ( “libéralisme”, concurrence, FN, …).

Dans notre organisation même, on note un manque de réflexion collective. Faute de définition de ce que pourrait être l’anarcha-féminisme, on manie sans distinction cette notion et l’antipatriarcat et l’antisepsie.

On ne réfléchie pas plus aux apports réciproques de l’anarchisme et de féminisme.

Parcequ’on ne nomme pas l’oppression spécifique des femmes, on tend vers le négationnisme : “il n’y a pas de réalité ou de spécificité de la discrimination des femmes”

Quelques propositions de stratégies fédérales :

·     Retravailler au niveau politique, ce que recouvre les notions d’antisexisme, d’antipatriarcat et d’anarcha-féminisme, car elles ne conduisent pas aux mêmes luttes.

·     Proposer une alternative à un féminisme à la dérive ( institutionnel, éloigné des problèmes des femmes, …)  en reprenant la problématique, en réintroduisant nos référants antiétatistes, anticapitalistes et antipatriarcats. Comme on l’avait dit au colloque anarcha-féministe du 2 mai 1992, il s’agirait de “anarchiser le féminisme et féminister l’anarchisme”

Quel investissement dans les structures féministes extérieures à la FA (Planning Familial Collectifs de femmes Maisons des femmes) ?

La question est de savoir comment s’y investir sans “perdre notre âme”. Quelques débuts de réponses :

  • Y aller portées par une réflexion collective, politique et globale de notre organisation. Que l’organisation nourrisse notre réflexion sur l’anarcha-féminisme.*
  • Si on élabore une définition de l’anarcha-féminisme à la FA, on saura dans les autres collectifs nommer nos différences avec les féministes réformistes. Du coup, on pourra définir jusqu’où on peut travailler sans renier nos principes anarchistes.
  • On trouvera les réponses à nos questions sur le féminisme dans notre propre organisation et il n’y aura plus le risque que notre réflexion féministe soit nourrie par les féministes réformistes et s’éloigne de nos idées ananrchistes.
  • Faire passer nos idées et pratiques anarchistes dans la société ;
  • Faire coïncider et évoluer la théorie et la pratique en même temps ;
  • Ne pas hiérarchiser les luttes.

Quel investissement dans les autres structures du mouvement social extérieures à la FA (structures syndicales, mouvements associatifs, toutes les luttes sociales ) ?

Porter le débat anarcha-féministe sur tous les terrains, permettrait peut-être d’éviter la spécialisation et la ghettoïsation des militantes anarcha-féministes. Cela veut dire que des militants de la FA pourraient aussi porter ce débat dans les structures où ils sont déjà investis. C’est entre autres lutter au quotidien pour d’autres relations entre les hommes et les femmes et cela ne pas être dévolu aux seules militantes, sous peine de laisser s’installer des comportements machistes dans ces structures, en contradiction avec notre engagement anarcha-féministe.

Inscrire l’anarcha-féminisme dans la réalité sociale, c’est :

On constate que dans les derniers mouvements sociaux et dans ses nouvelles formes ou expressions, que les femmes sont à la pointe du combat : sans papier-e-s, chômeur(se)s, précaires, …

On ne peut confiner la réflexion anarcha-féministe au seul domaine de sa spécificité, par exemple dans le monde syndical, faire l’économie du débat sur le féminisme, c’est prendre le risque qu’émergent des solutions au chômage et la concurrence en contradiction avec les valeurs d’égalité entre les hommes et les femmes. Autre exemple, on ne peut faire de l’antifascisme sans faire du féminisme, en effet, les fascistes ont fait la preuve qu’ils savaient s’organiser sur la question de l’ordre moral.

Le 29 Avril 2000

Groupe Emma Goldman – Bordeaux

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