Réfractaires à la guerre d’Algérie 1959-1963

Bon pour le service ? Non !

En 1959, j’avais dix ans et étais surtout préoccupée de jeux d’enfant, peu consciente ou soucieuse de l’environnement social et politique, et encore moins des relations tumultueuses que mon pays entretenait avec ses colonies.

En 1959, ils avaient autour de 20 ans et étaient « bons pour le service », entraînés vers des « jeux de grands » qu’ils ont refusés tout d’un bloc.

En 2001, ils se sont retrouvés à quelques-uns et en ont reparlé. C’est ce refus qu’Erica Fraters a mis en mots et en histoires. Sorti des rotatives en cette fin de mois de novembre 2005 où notre beau pays, comme le titrait le Monde du 30 novembre, « revisite sa mémoire coloniale » − et on en mesure d’ores et déjà tous les effets puisque le fameux alinéa 4 de la loi du 23 février 2005 qui impose que les programmes scolaires « reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » n’est toujours pas abrogé −, l’ouvrage intitulé  Réfractaires à la guerre d’Algérie 1959-1963 (1)  arrive bien à propos.

Mais qui est Erica Fraters ? Dès la page 4, nous apprenons que l’auteure ainsi nommée n’existe pas : « C’est un nom collectif (anagramme du mot réfractaires) qui ne cache pas tous ceux sans qui ce livre n’aurait pu s’écrire. » L’imagination subversive qui va guider dans l’action ceux qui, mobilisés ou rappelés, ont dit « non » à la guerre coloniale est déjà là, en couverture : ce n’est pas la relative bonhomie des deux pandores transportant une des actrices du mouvement qui va nous tromper. Et ces histoires de l’Histoire, illustration du combat non violent mené par des hommes et des femmes de tous horizons contre cette guerre, appelée pudiquement à l’époque « opérations de maintien de l’ordre » et jusqu’à des temps encore proches « événements d’Algérie », sont  pour nous, jeunes et moins jeunes, en 2005, un outil de réflexion à la fois pédagogique, historique et documentaire.

Précédés d’une préface de l’avocat Jean-Jacques de Felice qui rend à ces « résistants » un hommage chaleureux, les treize chapitres de l’ouvrage, solidement structuré selon l’évolution chronologique des faits, exposent un combat mené entre 1959 et 1963 au sein de l’Action civique non violente (ACNV) et se terminent sur une courte biographie de certains des protagonistes, suivie d’une postface émouvante de la sociologue Djaouida Séhili qui insiste sur la charge émotionnelle de ce travail de mémoire. Cette immense tâche de reconstitution d’un passé douloureux pour beaucoup, à divers titres, est renforcée par une importante iconographie et par des références bibliographiques qui permettront aux curieux d’approfondir leurs recherches.

Les raisons de la démarche, besoin de relater le passé trop souvent éludé par les historiens « officiels » ou partiellement exposé, la présentation des acteurs et des actrices aux motivations et origines philosophiques, religieuses et politiques diverses (des chrétiens côtoient des athées et des anarchistes, des militants politiques chevronnés des M. ou Mme Tout-le-Monde) sont le point de départ du livre. Un dénominateur commun: l’opposition à cette guerre. Un bref rappel des origines de l’ACNV et de ses rapports avec Lanza del Vasto, un exposé de ses règles de fonctionnement, de ses premières actions qui ne cesseront, pour certaines d’entre elles, de se répéter : jeûnes contre la torture en France, pratique de la désobéissance civile pour dénoncer l’existence de « camps de concentration » d’Algériens, chantiers de travail, manifestations et marches de toutes sortes, et nous plongeons peu à peu dans l’exposition des faits, année par année, cas par cas, émaillée d’encadrés rappelant certaines lois en vigueur (le trop fameux « article 16 »), explicatifs (le Service civil international), ou narratifs (témoignages plus personnels des participants), d’articles de la grande presse régionale et nationale relatant les mésaventures de tel ou tel, ou un acte particulièrement spectaculaire, et de tracts rédigés par les intéressés à destination de la population pour faire connaître le sens de leur démarche et populariser leur action.

Cette histoire collective est  très judicieusement éclairée, au moyen d’une typographie différente, par le rappel des « grands événements » (attentat contre de Gaulle, pourparlers d’Évian et assassinat du maire d’Évian, attentats de l’OAS, putsch des généraux, référendum en Algérie sur l’indépendance, etc.) ; ainsi au fil des pages les actions des réfractaires −  enchaînement aux grilles des monuments, renvois de livrets et d’habits militaires − sont-elles reliées constamment à l’événement « politique » qui alimente les doutes de ces hommes, leurs interrogations, et provoque des remises en question incessantes, personnelles et collectives : il leur faut montrer qu’ils ne se défilent pas, comme cela leur était souvent reproché par une opinion publique ou familiale « sous influence ». Et ils ne cessent de réclamer un service civil de remplacement. Et ils ne cessent de s’atteler à des chantiers sur les bidonvilles, remettent en état des maisons de travailleurs dans le dénuement, etc. Et ils passent devant les tribunaux et vont en taule − un chapitre entier est consacré aux différentes formes de détention.

Devant nos yeux défilent des portraits attachants avec, sommairement dessiné, le vécu personnel de chacun − Jo, Pierre, Michel, Claude, Robert, André, Marc, Bernard, Jean, Alain, Georges et beaucoup d’autres −, mais l’accent est toujours bien évidemment mis sur l’aspect collectif de cette résistance non violente qui donne un sens à la démarche individuelle et permet à tous d’afficher un incroyable culot et une grande détermination face à la police (dont on connaît les actes de répression féroce lors de la manifestation des Algériens le 17 octobre 1961 à Paris et celle du 8 février 1962 contre les attentats de l’OAS), de développer une imagination débordante dans les actions entreprises (par exemple en répondant à plusieurs d’une même identité), et sur la solidarité sans faille qui les lie entre eux aussi bien que sur celle dont ils font preuve à l’égard des plus démunis (Algériens vivant en France notamment), restant fidèles à leur morale et à leur intime conviction : rien n’aurait pu se faire sans ce lien profond qui attache ainsi chacun à tous les autres.

Et rien n’aurait pu se faire également sans la présence d’un solide réseau de soutiens. Le projet initial de l’ACNV ainsi défini : « Les jeunes qui ne doutent plus  que le combat militaire  soit maintenant inutile et seulement destructeur, qui refusent au nom de leur conscience d’y participer et cherchent une action efficace  sont appelés à ne pas passer à l’étranger, à ne pas entrer dans la clandestinité, mais à réclamer le droit de faire en Algérie un travail constructif, même dangereux » exigeait un encadrement et une structure infaillibles, souples, pour accueillir les mobilisables ou rappelés – futurs réfractaires donc – et les aider dans leur vie matérielle de chaque jour, assurer l’intendance, entretenir la dynamique : ce sont  les « solidaires », ceux et celles qui accueillent les nouveaux, appuient l’action, envoient des lettres de réconfort aux familles concernées ou aux présidents des tribunaux lors des procès, qui soutiennent aussi les compagnes de ces jeunes, pour lesquelles le quotidien est souvent éprouvant. Le rôle des « solidaires » fut donc extrêmement important et, comme pour les réfractaires, leurs motivations étaient variées et leur prise de conscience parfois soudaine : « Les cris des torturés, à quelques centaines de mètres de moi, étouffés par la lâcheté ou l’indifférence… je n’avais pas le choix. Ou je faisais comme si de rien n’était ou bien je faisais quelque chose pour protester, arrêter ça, me sentir solidaire… », raconte Anne-Marie, que rien  ne prédisposait à s’ « intéresser de près ou de loin à la politique. Cela ne me concernait pas ». Et pourtant elle deviendra, comme d’autres, un véritable pilier de cette équipe de soutien.

C’est à cette époque que, parallèlement à l’histoire de l’ACNV, se déroule une autre histoire : la grève de la faim de Louis Lecoin, militant pacifiste et anarchiste, pour obtenir « la libération de tous les emprisonnés qui refusent le service militaire pour quelque raison que ce soit », qui durera du 1er au 22 juin 1962 et aboutira à la reconnaissance du statut d’objecteur de conscience dont le principe est acquis fin 1963, mais qui exigera bien d’autres luttes avant de permettre une réelle concrétisation.

Nous nous sommes retrouvés à quelques-uns lors de la distribution amicale de cet ouvrage : les plus jeunes n’ayant découvert les arcanes de la « bataille » que par bribes dans leurs lectures, et les aînés qui, l’ayant vécue,  regardaient avec émotion et presque un certain étonnement leurs aventures aujourd’hui bien gravées sur le papier – et renforcées, soulignons-le, par un film (2) qui sera disponible début 2006 et un site Internet (3). Tous curieux et émus, donc, mais les « trop jeunes pour les avoir vécues » pensant que les histoires de leurs devanciers pouvaient peut-être avoir des prolongements dans une réflexion et une pratique militantes différentes de celles qui ont souvent cours aujourd’hui. Car déjà, comme pour nous conforter dans cette pensée, certains se sont attelés à un chantier en Palestine et à une nouvelle bataille effleurée dans l’ouvrage : le soutien des refuzniks israéliens. À suivre…

Michèle Crès

Le Monde libertaire de la Fédération anarchiste, 15-21 décembre 2005

1. Editions Syllepse, 18 euros.

2. Comme un seul  homme, réalisé par François Chouquet.

3. http://www.refractairesnonviolentsalgerie1959a63.org

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