Sur la mort qui nous gouverne et sur l’opportunité de s’en défaire ! (1)
« Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-la : vous ne la trouverez nulle autre part. » (2)
Pris à la lettre, le titre, Ne me Libérez pas, je m’en charge, peut sonner comme une rodomontade. Comme il s’agit d’un documentaire sur Michel Vaujour, surnommé le « roi de la belle », dont l’actualité spectacle a fait ses choux gras, le spectateur peut attendre un récit sur un surdoué de la cavale. Du reste, le synopsis du livret de presse commence par : « Ancien braqueur fiché au grand banditisme qui a toujours préféré la fuite à la prison, l’aventure à la soumission, la liberté à la loi ». Sa biographie est conforme à cette présentation liminaire. Né dans une famille modeste de petits fonctionnaires, Michel Vaujour refuse d’emprunter la route balisée de ses parents et lui préfère les chemins de traverse. Très vite cependant, ce rebelle sans cause se heurte à la loi, et la première condamnation tombe. Il a 19 ans, un pas de côté (vol de voiture et conduite sans permis) et c’est la prison ferme, trente mois, assortie d’une interdiction de séjour dans son département d’origine. Sa révolte se nourrit du sentiment d’injustice : Michel Vaujour ne se soumet pas, ne joue pas la connivence avec l’institution judiciaire ou pénitentiaire et va, au contraire, consacrer toute son énergie à s’évader. Cinq évasions réussiront : la plus célèbre est la dernière, celle de la prison de La Santé par un hélicoptère piloté par sa femme Nadine le 26 mai 1986. À chaque retour derrière les barreaux, les peines s’aggravent, les conditions de détention se durcissent et amplifient son désir d’évasion. Au final, Michel Vaujour aura passé vingt-sept ans en prison dont dix-sept en cellule d’isolement dans les Quartiers de Haute Sécurité.
Dès l’ouverture du film sur un écran noir qui contraint à l’écoute d’une parole forte, le spectateur comprend que la promesse d’un film d’aventure jouant sur le romantisme du bandit de grand chemin ne sera pas (heureusement) tenue. En revanche, lui est proposée une rencontre avec un homme extraordinaire qui va tenter d’expliquer le lent processus de sa propre libération.
Dans une société qui a aboli la peine de mort, qui ne dispose plus de colonies pour y reléguer dans des bagnes ou des bataillons disciplinaires – les Bat’d’Af’ ne sont plus qu’un méchant souvenir – tous les « irrécupérables » qu’elle produit malheureusement en abondance, la question de la réinsertion des condamnés se pose à tous ceux qui refusent la démagogie simplificatrice du tout répressif : la perpétuité effective qu’aucun responsable de la pénitentiaire ne souhaite ou l’angélisme qui ne voit dans les criminels que des victimes de la société. Si, à aucun moment, Michel Vaujour n’adopte une posture de victime qui serait contradictoire avec sa quête de liberté, son parcours montre pourtant que, systématiquement, tout a été fait pour transformer cet ado sans repère en une bête fauve à éliminer physiquement une fois devenu adulte. Et, de fait, lors de son dernier braquage, un policier l’abat d’une balle dans la tête.
Muet, paraplégique, Michel Vaujour doit alors mener son dernier combat, le plus difficile sans doute, pour devenir un homme libre. Pour ce faire, il lui faut tout d’abord recouvrer l’usage de son propre corps. Même s’il en garde aujourd’hui les stigmates, Michel Vaujour y parvient grâce à une force intérieure hors du commun. Puis, il devra affronter ses démons intérieurs qui l’ont conduit à l’enfermement et qui ne lui offraient comme issue que sa propre destruction. Les premiers mots de Michel Vaujour qui ouvrent le film évoquent la mort :
« Les gens que j’aime, je les aime parce qu’ils sont plein d’illusions sur la vie. Alors que la vie, sa seule promesse c’est la mort. Je vois les futurs morts dans les vivants qui sont devant moi. Je ne les vois pas, je le sais. Tristesse, non, franchement, s’il y en a un qui remercie la vie, c’est moi… »
Et la mort ne cesse de l’accompagner tout le long de son parcours. Elle peut même être par moment souhaitable comme ultime évasion :
« Il se peut que la vie de la plupart des hommes s’écoule dans tant d’oppression et d’hésitation, avec tant d’ombre dans la clarté et, somme toute, tant d’absurdité que seule une possibilité lointaine d’y mettre fin soit en mesure de libérer la joie qui l’habite. » (Robert Musil)
Michel Vaujour emprunte une autre voie et se libère par le langage : en nommant les choses, en mettant des mots sur la réalité qu’il a vécue. Sans avoir fait d’études autres que celles des centrales et autres lieux d’enfermement, il dispose d’un niveau de langue qui lui permet de penser sa vie et son paradoxe fondamental : son amour de la liberté l’a conduit à l’enfermement. Et puis, comme il le dit dans le film : « 24 heures sur 24 heures seul. Seul… et quatre murs… T’as le temps de penser, penser, penser… Et les idées et les pensées qui rebondissent contre les murs… »
Son diagnostic révèle un degré élevé de conscience et s’articule autour de deux points complémentaires. Privé pendant des années de tout contact humain – les matons ne sont pour lui que des uniformes, une fonction destinée à le maintenir prisonnier –, Michel Vaujour se rend compte, selon ses propres termes qu’il a été, avant même son emprisonnement, un « infirme de l’échange. Je me privais de tout. Je me privais de ce qui en définitive construit notre humanité ». Et que c’est précisément cette infirmité qui l’a conduit en prison et le tient enfermé.
« T’apprends les choses par tout ce qui te manque… Simplement toucher quelqu’un. Là, tu n’as que les murs. Ils sont froids. Tu restes comme ça des années… Tu viens à des choses essentielles… J’ai appris les choses comme ça, par le manque, et ça te sculpte bien. »
Grâce à cette prise de conscience, Michel Vaujour va pouvoir aller vers les autres, les rencontrer et trouver aide et soutien auprès d’eux : ses avocats dont Me Henri Leclerc, Jamila qui deviendra sa femme et même le directeur de sa dernière prison qui l’accompagnera dans sa démarche de demande de libération conditionnelle.
Deuxième point complémentaire, afin de compenser cette infirmité et de survivre dans « le milieu » qu’il s’était choisi, Michel Vaujour a été conduit à utiliser la violence et les armes à feu. Même si heureusement il n’a jamais tué personne, il a connu de son propre aveu « l’ivresse du pouvoir » que confèrent la possession de l’arme et la détermination à s’en servir qui, elle, s’acquiert par l’acceptation de sa propre mort. Dès lors, il comprend que la conquête de l’humain passe par l’abandon de cette addiction mortifère et qu’il va lui falloir faire « le deuil de la toute puissance » donnée par ces engins de mort s’il veut pratiquer l’échange qui a pour condition l’égalité avec autrui.
Implicitement, sans grand discours, Michel Vaujour lie recours à la violence et carence de mots pour dire, pose le principe de la nécessité de la pensée pour échapper à la barbarie et dit l’exigence de l’existence de la liberté de l’autre comme condition à sa propre liberté.
Comme j’évoquai George Orwell – « L’important ce n’est pas de vivre, moins encore de réussir, c’est de rester humain » – lors de notre rencontre, Michel Vaujour m’a repris, sans hésitation et avec le grand sourire dont il ne se départit pas.
« Non, a-t-il répliqué, ce n’est pas de rester humain qui importe, c’est de le devenir. »
Et, effectivement, si l’on ne naît ni ange ni bête comme le soutenait Michel Bakounine, on ne naît pas plus humain – homme ou femme du reste – mais on le devient après un long processus de socialisation à travers les rencontres et les échanges. Celui de Michel Vaujour a été particulièrement douloureux mais il a su puiser au plus profond de son être la force de se départir des forces de la nuit et aller vers la lumière. Pour réussir sa « plus belle évasion » (3), Michel Vaujour a été accompagné, secondé par l’amour de Jamila à qui le film est dédié.
Fabienne Godet ne parvient pas à percer complètement le mystère finalement indicible de cette rédemption mais restitue avec une précision d’une infinie honnêteté ce parcours unique. Au second degré, ce film constitue en soi l’histoire d’une belle rencontre entre deux êtres humains. Dans le flux ininterrompu des produits dont nous submergent les industries culturelles, quelques rares exceptions parviennent à nous parler de l’essentiel : assurément, Fabienne Godet a fait œuvre humaine.
Mato-Topé
le Monde libertaire, n° 1550, du 2 au 8 avril 2009.
1. Cf. Raoul Vaneigem, Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et sur l’opportunité de s’en défaire, Paris, Seghers, 2002.
2. Piotr Archinoff, le Mouvement makhnoviste, Bélibaste, 1969, p. 388.
3. Michel Vaujour, Ma plus belle évasion, Paris, Presses de la Renaissance, 2005.
