Pour une anthropologie anar de D. Graeber, Achaïra, 22.11.10

Penser sans l’État

David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Lux, 2006, 168 p.

C’est un livre plutôt mal foutu, un peu brouillon, pas très pédagogique, peut-être mal traduit, quelquefois écrit bizarrement, mais c’est un livre bourré d’idées.

D’entrée, David Graeber écrit : « Pourquoi y a-t-il si peu d’anarchistes dans le milieu universitaire ? Les universitaires accusent-ils simplement un retard ? C’est possible. Peut-être que d’ici à quelques années, l’université sera envahie par les anarchistes. »

Pour la « toute petite histoire », pour vous étonner, savez-vous qu’un certain Jean-Marie Lepen a présenté en 1971 un mémoire sur « le Courant anarchiste en France depuis 1945 » : travail honorable ! Je l’ai lu. Passons !

L’université envahie par les anarchistes ? Il s’agira alors, sans doute, d’une renaissance, d’un renouveau des idées, car si l’anarchisme est vieux comme l’humanité, il n’a pas d’inventeur :

L’anarchisme, c’est un rejet spontané de la domination, de l’inégalité, de la violence structurelle de l’État ?

Oui, il y a un anarchisme éternel même si on peut faire démarrer l’anarchisme historique avec le congrès de Saint-Imier en 1872…

Le 25 mars 2010, le journal le Monde publiait un quart de page pour annoncer une biographie de Jean-Didier Vincent : « Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste » et, le même jour, la rubrique « Le livre du jour » était consacrée à un autre livre anarchiste, celui dont je vous parle ce soir. Hasard que ces deux informations simultanées ? Peut-être pas !

Pour en revenir à l’université, et  pour répondre à Graeber, oui, il y a de plus en plus d’anarchistes qui y enseignent, qui préparent des doctorats ou qui président à des soutenances de thèse. Sans doute remplacent-ils les « marxistes » de plus en plus dévalorisés.

Les écoles marxistes se distinguaient par le nom de leurs inspirateurs : Marx d’abord, puis léniniste, stalinien, trotskiste, maoïste, althussériens, etc. C’est moins vrai pour les anars qui se distinguent surtout par ce qu’ils font, par leur façon de s’organiser.

David Graeber, lui, se demande pourquoi il n’y a pas une anthropologie anarchiste, une sociologie anarchiste, une économie anarchiste ou une science politique anarchiste, etc.

Cependant, il note que l’anarchisme politique est en plein essor…

De par le monde, des mouvements divers, qui ne se qualifient pourtant pas d’anarchistes, ont fait leurs les idées d’entraide, d’association volontaire, d’action directe, de démocratie directe, d’autonomie, d’autogestion, etc. ; et, état d’esprit pour le moins nouveau, on parle de moins en moins de « prendre le pouvoir ».

D’ailleurs, que nous importe un nombre plus grand d’anars à l’université ? Notre triomphe, si on peut employer ce mot, se fit sans universitaires mais avec les paysans ukrainiens, avec les villageois catalans et avec les ouvriers d’Espagne, entre autres… Que nous chaut l’université bourgeoise ?

Pour autant, les organisations anarchistes sont toujours aussi squelettiques ; on veut bien de l’anarchisme, mais pas des anarchistes, semble-t-il… Pourquoi ?

N’empêche, avec Graeber,  l’idée même de « révolution » tend à prendre une autre couleur : sans cataclysme révolutionnaire ! Sans terribles catastrophes ! Avec l’anthropologie, il scrute la résistance non violente des peuples et leur créativité dans la désobéissance. Car notre plus grande difficulté, c’est de penser sans l’État.

Savez-vous qu’on va jusqu’à qualifier d’État des structures qui n’en sont pas ?

Dit autrement, l’idée d’une « organisation anarchiste » est de moins en moins un oxymore.

Les réflexions de David Graeber sur l’idée de « démocratie » mériteraient un développement :

Question. Combien faut-il d’électeurs pour changer une ampoule ?

Réponse. Aucun. Les électeurs ne peuvent rien changer.

Penser, agir sans l’État, n’est-ce pas révélateur d’une « attitude éthique » ? Et cette attitude a l’air d’être maintenant prise en considération par une nouvelle militance qui invente en marchant de nouvelles façons de faire, prenant ainsi, en quelque sorte, le contre-pied de nos propres pratiques. Oui.

Car j’ai l’impression que nous sommes quand même à la traîne : nous baignons dans la nostalgie de nos glorieux faits d’armes du passé.

Est-ce qu’un autre monde est possible ? Est-il possible de vivre sans État, sans capitalisme, sans racisme, sans la domination masculine, etc. ? Peut-être est-ce impossible ? Il n’y a pas de certitude absolue dans cet engagement optimiste.

Mais devant l’affreux et ignoble aujourd’hui, le risque de se tromper est à prendre, d’autant − et c’est Graeber qui l’écrit − que l’anthropologie et l’étude des sociétés sans État nous ouvrent des chemins.

Des chemins qui ne passent pas par les utopies mortifères des staliniens, des maoïstes ou des khmers rouges, utopies sans imagination imposées par la violence et l’autorité.

Il est donc regrettable que les anthropologues se soient discrètement écartés de l’anarchisme, à quelques exceptions près comme Marcel Mauss (Essai sur le don et le contre-don), Pierre Clastres et quelques autres. Car l’ethnographie offre des modèles de société sans État et en lutte permanente contre les tentatives de domination.

C’est-à-dire des modèles de contre-pouvoir révolutionnaire.

De nos jours, les humains ont grand peine à imaginer une société sans État qui impliquerait une variété infinie d’associations, de réseaux se chevauchant et se recoupant d’innombrables façons.

Marcel Mauss ne pensait l’anarchisme qu’à travers les idées de Georges Sorel, de la grève générale apocalyptique, de la violence irrationnelle et de l’avant-gardisme, et à travers la pensée de Durkheim et du corporatisme vertical.

Clastres, mort trop tôt, était, lui, plus près de nous, nous les anars.

On dira que les anthropologues nous décrivent des sociétés de primitifs. Qu’en est-il de la société moderne ou du passé proche ?

Eh bien, que la Commune de Paris, l’expérience espagnole de 36, etc. ont fini dans un bain de sang…

Il faudrait donc arrêter de penser « la révolution » comme « la grande rupture », mais de se poser la question : Qu’est-ce que l’action révolutionnaire ? C’est-à-dire une action collective qui défie le pouvoir et la domination pour reconstituer les relations sociales à la base et des collectivités autonomes.

Allez ! Bonsoir !

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