Achaïra n° 194 : Chronique de la désobéissance : D’anachronisme en oxymore

D’anachronisme en oxymore

L’idée essentielle de L’Anarchisme sous la Révolution française, c’est que « l’anarchisme a existé bien avant l’anarchisme », c’est-à-dire bien avant que Proudhon, en 1840, donne un sens positif à ce mot, bien avant le congrès de Saint-Imier de 1872 qui fonde l’Internationale antiautoritaire ; et certains n’hésitent pas à écrire que la pensée libertaire remonte à l’Antiquité, qu’elle soit grecque ou chinoise.
À vrai dire, si on ne compte pas d’anarchistes avérés pendant la Révolution française, on qualifiait ainsi ceux que l’on voulait discréditer. Pour autant, dans son texte, Erwan Sommerer ne craint pas d’assumer un anachronisme tout en éclairant son propos des déclarations des protagonistes de l’époque. Aussi convient-il de saluer ici une pensée point du tout rabâcheuse et qui ne procède pas du slogan, mais qui tente de faire jaillir une caractéristique générale qui se décline en expressions diverses où il est affirmé qu’« une séquence révolutionnaire, moment de crise et de transition entre des systèmes politiques irréconciliables, génère spontanément des modes de pensée et des comportements anarchistes, même si ceux-ci ne sont pas explicites ou assumés comme tels ».
Pierre Kropotkine, dans La Grande Révolution, avait déjà écrit qu’« elle fut la source de toutes les conceptions communistes, anarchistes et socialistes de notre époque ».
Daniel Guérin, dans La Lutte des classes sous la Première République, développa la thèse d’une révolution « par le bas ».
On ne s’étonnera donc pas que, dans cette période de contestation générale, aient surgi des idées qui seront les pierres futures de l’architecture mentale des libertaires. Mais qu’étaient-ils ces anarchistes embryonnaires qui réclamaient « l’égalité sociale et économique, et non seulement l’égalité devant la loi » ? Qu’étaient-ils ces agités, ces enragés qui revendiquaient « un partage plus juste de la propriété, la dénonciation des riches ou l’exercice le plus direct possible de la souveraineté populaire » ?
À notre grand étonnement, Erwan Sommerer nomme six personnages : Sieyès, Condorcet, Saint-Just, Marat, Sylvain Maréchal et Benjamin Constant. Oui, il n’est pour le moins pas évident du tout de les ranger sous les plis d’un drapeau noir. On se serait attendu à trouver les noms de Jacques Roux, Théophile Leclerc, Jean-François Varlet ou Claire Lacombe.
Sieyès, personnage ambivalent et au parcours politique « aux antipodes de l’anarchisme », incarne pourtant « le refus des traditions héritées du passé », il veut tout réinventer, faire table rase des temps anciens : « Une fausse idée n’a besoin d’être fécondée que par l’intérêt personnel, et soutenue de l’exemple de quelques siècles pour corrompre à la fin tout entendement. Insensiblement, et de préjugés en préjugés, on tombe dans un corps de doctrine qui présente l’extrême de la déraison. » Finalement, il combattra la contestation que lui et ses amis avaient pourtant fomentée.
Pour Condorcet, il va de soi que des institutions nouvelles émergeront des cendres de l’Ancien Régime. Pour autant, ces institutions ne seront ni définitives ni sacrées, car « les injustices peuvent donc s’enraciner et l’on peut s’y accoutumer jusqu’à perdre l’habitude de faire usage de son droit à contester », « le droit du peuple à juger, à contester et à changer ses institutions doit être préservé » ; il s’agit donc d’« institutionnaliser le droit de résistance », écrit Sommerer. Instituer la contestation conduit l’auteur à ce qu’il nomme un oxymore grossier, une « constitution anarchiste », expression qui fera hurler certains. Par là, les ex-révoltés assagis instaurent des règles, définissent des limites, dictent les normes à ne pas transgresser, introduisent la répression car il s’agit moins de savoir terminer une révolution que d’une tentative pour l’inscrire dans le fonctionnement de la société, donc de préserver la contestation.
« On ne peut régner innocemment », avait proclamé Saint-Just à la tribune de la Convention en direction d’un Louis XVI ; un Saint-Just pétri d’histoire romaine où le tyrannicide était la première forme de résistance ; « basculement vers la pensée anarchiste » où la mise à mort des oppresseurs se pratiqua un temps avec ardeur. La résistance à la tyrannie royale portera donc en elle une « démystification plus générale du pouvoir » et finira par englober « l’ensemble des gouvernants ».
« Il est une vérité éternelle dont il est important de convaincre les hommes : c’est que le plus mortel ennemi que les peuples aient à redouter est le gouvernement », écrit Marat dans Les Chaînes de l’esclavage. Par ailleurs, Sommerer met l’accent sur le fait que « le pouvoir, par essence, tend inévitablement au despotisme ». Il ajoute que « la question du caractère intrinsèquement néfaste du pouvoir, et donc de tout régime étatique quelle que soit sa forme, est centrale chez Marat ».
Sans doute Sylvain Maréchal est-il le seul anarchiste indiscutable parmi les six personnages cités, surtout quand il écrit : « Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés. » D’un athéisme intransigeant, il sait que la religion est essentielle au maintien de l’ordre social. Dans un récit, Voyages de Pythagore, il décrit un rite du peuple des Ausones où, pour purger régulièrement la société de ses chefs, on les jette dans un volcan.
Quant à Benjamin Constant, on se demande ce qu’il vient faire dans cet ensemble improbable, surtout dans la mesure où on le décrit comme foncièrement antianarchiste. Il est là pour marquer le contraste entre l’attitude certes ambivalente des autres auteurs et la sienne, sclérosée : il arrivait trop tard.

On voudra bien reconnaître que quelques-uns de ces personnages − du moins à certains moments de leur vie − ont pu porter une part d’anarchisme dans leurs idées, mais, avec le temps et le contact du pouvoir, une valeur s’est perdue, celle de la désobéissance et de la transgression à l’origine de tout mouvement révolutionnaire.

Erwan Sommerer, L’Anarchisme sous la Révolution française.
De la table rase institutionnelle à la contestation permanente des lois.
Le Monde libertaire éd., 2016, 72 p.

 

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