Chronique raisonnable n° 2 – Achaïra n° 113 du jeudi 25 août 2011

Cette nouvelle chronique d’Achaïra doit nous apprendre les rudiments de l’autodéfense intellectuelle. Le principal support de la chronique est l’ouvrage de Normand Baillargeon, « Petit cours d’autodéfense intellectuelle » publié chez Luz en 2006.

L’objectif de cette chronique : apprendre à soumettre à la critique les informations reçues, les soumettre à notre raisonnement afin de prévenir les manipulations et de démonter les croyances, afin que chacun puisse faire sienne la pensée critique et contrôler les peurs avec lesquelles les pouvoirs veulent nous manipuler. Être libre, c’est ne plus avoir peur et être responsable de sa vie.

Aujourd’hui, nous aborderons ensemble la question du langage et les outils de pensée critique.

Normand Baillargeon met Confucius en exergue avec cette phrase : « Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté ».

Nous devons voir que le langage est un outil puissant qui peut s’avérer une arme redoutable. Pensons à Georges Orwell, l’inventeur du concept de « novlangue », langage qui permet de dire, entre autres, que l’esclavage c’est la liberté.

Mots à maux

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement.
Et les mots pour le dire viennent aisément.

Boileau, Art poétique, I

Il faut faire preuve d’autant de vigilance à l’endroit des mots, que ceux qui les utilisent efficacement pour convaincre, tromper et endoctriner.

  1. Dénoter/connoter
  1. Naïvement, nous pensons que les mots désignent des objets du monde que nous pourrions autrement pointer du doigt.
  2. Ce n’est pas aussi simple. Bien des mots n’ont pas de référents, ils sont abstraits, imprécis, vagues ou changent de significations suivant le contexte, d’autres mots réifient/déshumanisent ou transmettent des émotions.
  3. Il est commode de distinguer entre
  4. La dénotation des mots : les objets, les personnes, les faits ou les propriétés auxquelles ils se référent
  5. Et la connotation des mots : les réactions émotives qu’ils suscitent.
  6. Deux mots peuvent dénoter la même chose mais avoir des connotations bien différentes : positives dans un cas négatives dans l’autre.
  7. Par exemple, il est différent de parler d’une automobile, d’un bolide ou d’un tacot. Nous parlons bien d’un véhicule motorisé destiné au transport individuel mais avec des connotations différentes et des réactions émotives bien différentes.
  8. Il faut donc être attentif aux mots qu’on utilise et particulièrement dans les sujets polémiques et les secteurs contestés de la vie sociale.
  9. Par exemple, au sujet de l’avortement, le vocabulaire utilisé par les protagonistes pour se présenter est pro-vie ou pro-choix. Qui voudrait être anti-vie ou anti-choix ? Que les militants parlent de fœtus ou de bébés, ce n’est pas non plus innocent.
  10. Pensez aux employés de telles sociétés que l’on appelle des associés ou des collaborateurs.
  11. C’est une des propriétés du langage de pouvoir induire un auditoire en erreur, avec l’emploi d’euphémismes, ces mots qui servent à masquer ou minorer une idée désagréable en s’y référant par un mot aux connotations moins négatives..
  12. Humour patronal : Ne dites pas « travailleur », ça désigne quelqu’un qui agit, qui fournit un effort, …dites plutôt, « salarié », ça désigne quelqu’un de passif qui touche un salaire.
  13. Dans le domaine de la guerre, on aura aussi recours aux euphémismes. Voici des exemples du vocabulaire employé pour parler de la guerre, depuis celle du Vietnam jusqu’à nos jours, et une traduction de ce qui est vraisemblablement désigné par chacun des mots ou des expressions :
Pertes collatérales pour Mort de civils
Centre de pacification pour Camp de concentration
Lutte contre le terrorisme pour Commission d’actes terroristes
Incursion pour Invasion
Frappe chirurgicale pour Bombardement qu’on espère précis en raison de la proximité de civils
Terminer pour Tuer
Forces de Défense Israéliennes pour Forces d’Occupation Israéliennes
Opération Plomb durci (Isr) pour Massacre du samedi noir (Gaza)
Représailles pour Attaques
  1. Des vertus de l’imprécision
  1. Les mots peuvent exprimer des idées précises et claires mais ils savent aussi être vagues et imprécis. Et cette propriété des mots peut être très utile.
  2. Ainsi, on pourra affirmer quelque chose de manière tellement vague qu’il y aura peu de chances que l’interprétation des faits ne confirme notre affirmation.
  3. Ainsi, on pourra répondre à une question embarrassante par des généralités qui n’engagent à rien de précis, justement parce qu’elles ne disent rien de précis.
  4. Exemple : Journaliste : « Monsieur le Ministre, que comptez-vous faire pour désengorger les urgences de Bordeaux ? » – Le ministre : « Je vais mettre en œuvre un plan qui va utiliser au mieux l’ensemble des ressources disponibles pour faire face de la manière la plus efficace possible à ce grave problème ». – Journaliste : « Mais encore ? » – Le ministre : «  Il s’agira d’un plan d’ensemble, très novateur, s’efforçant de prendre en compte chacune des dimensions du problème en ne négligeant aucun de ses aspects quantitatifs et humains qui …. » etc., etc.
  1. Sexisme et rectitude politique
  1. La langue reflète les idéologies particulières de la société qui la parle ainsi que ses transformations.
  2. Nous sommes ainsi devenus plus sensibles aux dimensions sexistes (discrimination selon le sexe), mais aussi classistes (selon la classe sociale), âgistes (selon l’âge) et ethnocentristes (selon la société ou la culture) de notre langue parlée ou écrite et nous nous efforçons de les bannir.
  3. En effet, la langue est un puissant véhicule de formes, subtiles ou non, d’exclusion et de discrimination.
  4. Test : « Un homme voyage en voiture avec son fils. Un accident survient et il est tué sur le coup. On emmène l’enfant d’urgence à l’hôpital. Dans la salle d’opération, cependant, le médecin déclare : « Je ne peux pas opérer cet enfant, c’est mon fils. » Comment expliquez-vous cette affirmation, qui est rigoureusement vraie ?
  5. La réponse est évidemment que le médecin est sa mère.
  6. Notons que certains auteurs (et certaines auteures) arguent que ces modes d’expression confinent parfois à des excès de rectitude politique décriés comme irritants, pernicieux, voire nuisibles. Diane Ravitch, par exemple, dénonce ce qu’elle appelle la « police du langage » sur les campus américains et y voit un danger pour la liberté d’expression et pour l’exploration libre de tous les sujets et de toutes les questions.
  7. Pour exemple l’auteure rapporte qu’
  8. Un texte portant sur l’histoire (vraie) d’un homme aveugle ayant réussi à grimper au sommet d’une montagne a été déclaré offensant, parce qu’une histoire de montagne est discriminatoire envers les gens habitant les villes ou les régions planes et parce que l’histoire suggère qu’être aveugle est un handicap.
  1. L’art de l’ambiguïté : équivoque et amphibologie
  1. Dans toutes les langues, beaucoup de mots sont polysémiques, c’est-à-dire qu’ils ont plusieurs sens.
  2. Cette propriété peut servir à produire des effets humoristiques.
  3. Par exemple :
    Dieu soit loué – et s’il est à vendre, achetez,
    C’est une valeur en hausse ! (Guy Bedos)
  4. Ou encore :
    Quand quelqu’un vous dit : Je me tue à vous

    le dire, laissez le mourir ! (Jacques Prévert)
  5. Dans ces deux cas, on joue sur le caractère équivoque d’un mot : « louer » signifie chanter les louanges, mais aussi acquérir en location ; « tuer » veut dire mettre à mort, mais aussi se fatiguer à quelque chose.
  6. Mais l’équivoque n’est pas toujours aussi facile à détecter. Elle peut dés lors servir à embrouiller plutôt qu’à faire sourire.
  7. Par exemple :
    Vous acceptez sans difficulté les miracles de
    la
    science : pourquoi devenez-vous soudai
    nement
    si critiques quand il s’agit de ceux
    de la Bible.
  8. On verra, en y réfléchissant un peu, que le mot miracle est clairement employé dans deux sens différents. Faute de le remarquer, on aura l’impression que l’argument mérite une réponse.
  9. Certains pédagogues mettent au cœur de leur réflexion le concept d’intérêts. Mais ce mot est justement un mot équivoque qui peut s’entendre d’au moins deux manières différentes : il peut en effet signifier ce qui intéresse l’enfant, d’une part, ou ce qui est dans son intérêt d’autre part. Il peut très bien arriver que ce qui intéresse l’enfant ne soit pas dans son intérêt et que ce qui est dans son intérêt ne l’intéresse pas.
    Ne pas préciser ce qu’on entend par une pédagogie fondée sur l’intérêt peut donc donner lieu à de nombreuses équivoques, pas toujours faciles à déceler.
  10. L’amphibologie est la figure de rhétorique qui permet de produire des énoncés à interprétations multiples. Ces énoncés sont parfois très drôles et commis à l’insu de leurs auteurs. Les annonces classées, parce que les gens s’efforcent de s’y exprimer avec un minimum de mots, en sont une source inépuisable.
    • Chien à donner. Mange de tout et adore les enfants
    • Loue superbe voilier 20m récent avec
      marin confortable bien équipé
    • Armoire pour dames aux pattes courbées.
  11. Les grands titres des journaux nous en fournissent aussi :

    • Cent policiers ont surveillé cinquante carrefours
      dangereux qui ne l’étaient pas jusqu’ici faute d’effectifs.
  12. Les charlatans savent depuis longtemps tout le parti qu’ils peuvent en tirer.

[PAUSE MUSICALE]

  1. L’accentuation
  1. La stratégie rhétorique de l’accentuation affirme qu’il est possible de changer le sens d’une affirmation simplement en changeant l’intonation avec laquelle on en prononce certains mots.
  2. Par exemple : « On ne doit pas dire de mal de nos amis. » Sa signification est claire
  3. Mais on peut la dire en signifiant qu’on peut dire du mal de ceux qui ne sont pas nos amis – simplement en insistant sur le dernier mot. « On ne doit pas dire de mal de nos amis. »
  4. On peut encore la dire en signifiant qu’on peut dire du mal des amis des autres. « On ne doit pas dire de mal de nos amis. »
  5. Dans un certain contexte, on pourra la dire en insistant que, si l’on ne peut pas dire du mal de nos amis, on peut cependant leur en faire : « On ne doit pas dire de mal de nos amis. »
  6. A l’écrit, il existe un équivalent de cette stratégie orale, qui consiste à accentuer certaines parties d’un message. La publicité y a souvent recours, par exemple en annonçant en lettres capitales : UN ORDINATEUR PERSONNEL POUR 300€ et en tout petits caractères, que le moniteur n’est pas compris dans ce prix.
  7. Une stratégie voisine mais distincte consiste à ne retenir que certains passages d’un texte, donnant ainsi l’impression qu’une chose est affirmée alors que le texte original disait sinon le contraire, du moins tout autre chose. Normand Baillargeon propose d’appeler ce procédé l’éduction.
  8. Par exemple, sur la critique d’une pièce de théâtre de Marvin Miller :
  9. La nouvelle pièce de Marvin Miller est un échec monumental ! Présentée par les producteurs comme une aventure pleine de rebondissements et de suspense racontant les péripéties d’une expédition en Arctique, le seul suspense, pour l’auteur de ces lignes, a été de savoir s’il parviendrait à rester jusqu’à la fin du premier acte de ce pitoyable spectacle. A vrai dire, le seul intérêt que présente cette pièce est son accompagnement musical, superbe et envoûtant, signé Pierre Tournier.
  10. Voici ce que l’on pourrait retenir pour la publicité du spectacle :
  11. […] monumental ! […] une aventure pleine de rebondissements et de suspense […] superbe et envoûtant […]
  1. Les mots fouines
  1. En anglais, on utilise le terme de weasel words, littéralement mots fouines. La fouine s’attaque aux œufs dans le nid des oiseaux, elle les perce et elle les gobe, avant de les laisser là. La maman croit apercevoir son œuf, alors qu’il n’y a plus qu’une coquille vidée !
  2. Les mots fouines font la même chose mais avec des propositions. On croit ainsi apercevoir un énoncé plein de riche contenu, mais la présence d’un petit mot l’a vidé de sa substance.
  3. La publicité a énormément recours à cette stratégie ; l’observateur attentif en repérera un grand nombre d’occurrences. Qui n’a pas reçu d’enveloppe portant la mention : « Vous pourriez avoir gagné 1 000 000 € » !
  4. Mais cet usage n’est pas réservé à la publicité, il y a des expressions malencontreuses mais aussi des usages conscients pour tromper ou mystifier.
  1. Jargon et pseudo expertise
  1. Il est parfois nécessaire d’utiliser un vocabulaire spécialisé pour exprimer clairement certaines idées. On ne peut pas, par exemple, discuter de la physique quantique ou de la philosophie de Kant sans introduire des mots techniques et un vocabulaire précis qui permettent d’échanger au sujet d’idées complexes. Toutefois, on peut en général donner au néophyte intéressé une certaine idée de la signification de ces concepts et des enjeux qu’ils soulèvent. Ainsi, il pourra décider s’il veut aller de l’avant et approfondir ses connaissances.
  2. Pourtant, on a parfois l’impression que le vocabulaire employé, loin de recouvrir des problèmes réels, de permettre de les étudier et d’y voir plus clair, sert au contraire à complexifier artificiellement des choses plutôt simples ou encore à masquer l’indigence de la pensée.
  3. La ligne de partage entre la première catégorie et la deuxième n’est pas toujours facile à tracer, convenons-en ; mais elle existe bel et bien. Ce que nous trouvons dans la deuxième catégorie est appelé jargon.
  4. Il existe une grande variété de jargons. En anglais, plusieurs noms ont été proposés pour les désigner. Le legalese serait le jargon des avocats. Aux Etats-Unis des groupes oeuvrent à contrer cet obscurantisme juridique et proposent des traductions en langage courant de documents juridiques. L’educando est le jargon des sciences de l’éducation. Mais personne ne semble s’être encore attelé à la tâche herculéenne de traduire ces textes en langage courant.
  5. De tels jargons remplissent plusieurs fonctions. Certains y voient un écran de fumée destiné à procurer du prestige à ceux qui les utilisent. Noam Chomsky y voit, en partie, une manière pour les intellectuels de masquer la vacuité de ce qu’ils font et justifier leur existence. Il s’agit de faire passer des choses simples pour très compliquées et profondes. Traduit en langage simple, on trouve bien souvent des truismes, le néant ou des absurdités.
  6. Rappelons quelques règles simples et saines pour communiquer efficacement :
    •  Assurez-vous que vous comprenez votre message avant de l’émettre ;
    •  Parlez le langage des gens à qui vous vous adressez ;
    •  Simplifiez autant que possible ;
    •  Sollicitez des commentaires, des critiques et des réactions.
  1. Définir
  1. Certains débats sont en fait des malentendus qui reposent sur l’imprécision du sens accordé à un mot donné et qui perdurent parce que chacun des interlocuteurs n’a pas la même définition pour un ou plusieurs des termes utilisés.
  2. Il faut produire une définition sur laquelle on puisse s’entendre. Mais définir n’est pas chose facile.
  3. La tentation de s’en remettre au dictionnaire est légitime, mais il faut se souvenir que le dictionnaire donne essentiellement les conventions d’une société relatives à l’usage des mots, à l’aide de synonymes. Mais en général, ces définitions linguistiques ne suffisent pas.
  4. Le recours au dictionnaire pour apprendre que « juste » signifie « conforme à l’équité en respectant les règles de la morale ou de la religion » ne vous aidera pas beaucoup pour savoir si telle ou telle pratique est juste.
  5. Il est difficile et lourd de conséquence, par exemple, de définir des termes comme terrorisme, vie, mort, avortement, guerre, génocide, mariage, pauvreté, vol, drogue. Pensez aux répercussions qui découlent d’une définition plutôt que d’une autre…
  6. Socrate conviait ses contemporains à parvenir, par induction, c’est-à-dire par l’examen de cas particuliers, à une définition conceptuelle d’un terme problématique : courage, piété ou justice par exemple.
  7. S’agit-il de terrorisme ? Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour pouvoir parler de terrorisme ? Celles que l’on met en avant se retrouvent-elles dans tous les cas où il est couramment question de terrorisme ? Si non, pourquoi ? Et que faut-il revoir en ce cas : notre usage ou notre définition ?
  8. Une manière de procéder, ancienne mais utile, est de chercher le genre et la différence spécifique de ce qu’on veut définir. Par exemple, pour définir « oiseau », le genre est « animal » ; la différence spécifique est ce par quoi les oiseaux – et eux seuls – différent des autres animaux (disons que ce pourrait être : avoir des plumes). Essayez avec « drogue » : vous verrez que l’exercice n’est pas aussi facile qu’il y parait !
  9. Certains en appellent à l’étymologie, qui est l’étude des racines des mots. Mais le sens qu’un mot avait hier, sous sa forme originelle n’est pas nécessairement identique au sens qu’il a sous sa nouvelle forme. Le mot « rôle », par exemple, provient du latin rotulus qui désignait une feuille roulée portant un écrit. Ce n’est pas d’un grand secours…
  10. Des concepts comme « surpoids » ou « obésité » par exemple appartiennent à un continuum d’excès de poids : les frontières entre poids normal, surpoids et obésité sont tracés à l’aide d’un indice de masse corporelle, qui donne une définition stipulative de ces concepts, c’est-à-dire une définition de convention.

Pour vous détendre, vous pouvez regarder avec profit : la Conférence gesticulée de Franck Lepage ou la langue de bois décryptée avec humour. Vous la trouverez sur Internet via un moteur de recherche (visiter aussi http://www.scoplepave.org/ ou  http://tvbruits.org/)

Lorsque vous écoutez pensez à décortiquer les mots employés, qui les dit et pourquoi ces mots-là. Déjà, cette analyse laissera moins de place à l’émotion manipulatrice voulue.

Dans notre prochaine émission, nous aborderons : L’art de la fourberie mentale et de la manipulation : quelques paralogismes courants

Chronique raisonnable 2

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