« Rapt » de Lucas Belvaux

 Ou la fin des illusions pour un libéral

Les cinéphiles suivent avec intérêt le parcours de Lucas Belvaux et se souviennent de sa trilogie en 2002 : Après la vie, Un couple épatant et Cavale. Il y jouait avec la question du point de vue qui se trouve au centre de toute représentation iconique et singulièrement dans le cinéma en raison de la mobilité de la caméra. Après les gens de peu de La raison du plus faible (2006), Lucas Belvaux a réalisé Rapt, sorti à la mi-novembre 2009, qui transpose l’enlèvement du baron Empain en 1978 dans la France d’aujourd’hui. Un film sur un puissant : il y a là de quoi étonner pour un cinéaste qui se revendique de gauche.

Une exposition rapide et nerveuse nous présente le héros dans sa vie de tous les jours. Stanislas Graff enchaîne, à un rythme soutenu, signatures des courriers du parapheur dans un bureau somptueux, conseil d’administration, repas en ville avec le ministre et son cabinet pour préparer un voyage en Chine avec le président de la République, sieste crapuleuse dans sa luxueuse garçonnière, partie de poker et perte de sommes colossales, etc. Journée qui s’achève par le retour au bercail tard dans la nuit où il s’autorise enfin à souffler un peu. Le lendemain à la première heure, son chauffeur vient le chercher à son domicile pour une nouvelle journée que l’on imagine identique à la précédente avec la même impatience à combler les vides de son emploi du temps. Un banal accident de la circulation se transforme en une opération commando destinée à l’enlever pour monnayer une rançon. Cette mise en place est époustouflante.

Ensuite, le récit de captivité se perd un peu dans la répétition d’un schéma narratif. Les séquences du dedans alternent avec les séquences du dehors. Dans les différentes caches, Graff se retrouve à la merci de geôliers qui n’hésitent pas à le mutiler. Réduit à obéir, il n’est plus rien même s’il tente de conserver sa dignité et fait montre de courage face aux violences dont il est l’objet. À l’extérieur, ses proches tentent de réunir la rançon tout en découvrant, peu à peu, la vie cachée de Graff dont ils ne savaient rien ou plus justement qu’ils feignaient d’ignorer pour respecter la bienséance.

Le film retrouve tout son intérêt dans la dernière demi-heure. Enfin libéré, Stanislas Graff (un Yvan Attal impeccable) découvre que son monde de privilégié a tout simplement disparu. De toutes parts, il est sommé de rendre des comptes en raison principalement de la publication de ses frasques dans la presse. Son plus proche collaborateur qui a assuré l’intérim n’entend pas lui rétrocéder sa place. Les actionnaires ne veulent plus d’un patron à l’image publique aussi dégradée : perdre des millions d’euros au jeu ne cadre pas avec la moralisation du capitalisme (défense de rire !) désormais à l’ordre du jour. Conséquence, il est contraint de vendre ses parts et de quitter le groupe qu’il dirigeait. Même le juge d’instruction qui conduit l’enquête lui pose des questions sans ménagement : ses dettes de jeu n’ont-elles pas motivé une vengeance du milieu ou pire un simulacre d’enlèvement ? Évidemment, c’est sa famille qui a le plus mal vécu le grand déballage : ses deux filles et surtout sa femme (Anne Consigny) ne s’en remettront pas ; le divorce est inévitable.

Sidéré, Stanislas Graff ne comprend absolument rien à ce qui lui arrive. Il a tout perdu. Il se vit, à juste titre, comme une victime mutilée ayant subi soixante longs jours de détention et il est considéré comme un criminel. Il ne peut que réaffirmer, ce qu’il fait sans cesse, dans un cri désespéré, que sa vie lui appartient, que sa liberté l’exonère de toute justification. Graff montre là qu’il a parfaitement assimilé le credo libéral appris, en bon héritier, dans le giron familial : en chef de clan plus qu’en mère, Françoise Fabian est terrifiante. Mais ce faisant, il a oublié l’essentiel : les liens sociaux constitutifs de notre humanité sont autant d’engagements auprès d’êtres humains. Baron ou comte (Graf en allemand), Stanislas aurait mieux fait de se penser un peu plus en féodal et de songer à sa responsabilité contractée dans sa relation aux autres à la manière d’un héros du fort peu progressiste Clint Eastwood (Cf. par exemple Million Dollar Baby, 2004, où Frankie Dunn,  l’entraîneur de boxe, refuse de prendre comme élève Maggie Fitzgerald car il sait d’expérience que lorsqu’il l’aura acceptée il devra assumer ses responsabilités jusqu’au bout).

Le voisin de C.C. Baxter (Jack Lemmon dans The Apartment, de Billy Wilder, 1960), le bon docteur Dreyfuss, n’arrête pas de lui demander avec son fort accent allemand : « Why don’t you be a mensch ? » (Pourquoi ne te comportes-tu pas en être humain ?). Désormais seul, Graff devra impérativement répondre à cette question pour continuer son existence.

Mato-Topé
Le Monde libertaire, n° 1577, du 17 décembre au 23 décembre 2009.

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