Publié dans Alternatives non-violentes, n° 158, mars 2011
Oui, quand on propose à un anarchiste d’écrire sur la colère, sur la colère anarchiste, il est fort à parier qu’il va avancer sur un terrain miné où les bombes vont exploser à chaque pas, et il est fort à craindre qu’on veuille enfermer l’auteur dans la caricature : c’est bien connu, colère et violence, c’est tout un chez les anars.
Idée entretenue à l’envi par les médias, toutes tendances confondues et, de même, spontanément, par tout un chacun ; c’est un postulat : la violence est signée anarchiste ; l’anarchie, c’est le désordre ! Pour un certain Élisée Reclus, c’était « la plus haute expression de l’ordre ». Mais on se complaît ainsi dans une image qui dévalorise ; et, quelquefois, les anars eux-mêmes en rajoutent… pour « effrayer le bourgeois ». « Ni Dieu ni maître ! » donne toujours le frisson.
On pourrait d’ailleurs se poser la question de cette persistance à vouloir mettre en exergue les exemples de la violence anarchiste − certes avérés − et à ignorer que la grande majorité des militants est plutôt pacifique. Ce pourrait ainsi être un intéressant sujet de recherche universitaire avec pour recommandation principale : « Défaites-vous de vos idées toutes faites ! »
Il est cependant notoire que, en France, de 1892 à 1894, une période de « terrorisme anarchiste » se déploya alors, belle époque éclatante et bruyante, et qu’elle fit un certain nombre de morts avec, au final, l’assassinat d’un président de la République. Des historiens analysèrent ces temps comme un aboutissement, prolongement du massacre des communards parisiens en 1871, puis de celui de Fourmies en 1891. Ce fut un engrenage de vengeances suivant les répressions, au coup par coup…
Mais qui s’explique s’accuse !
Car il y eut bien, en effet, quelques années plus tôt, un congrès à Londres, en 1881, qui préconisa la dynamite et l’action directe violente. Par la suite, de par le monde, des attentats, des fusillades, des explosions se succédèrent, des victimes expirèrent, certes, certes.
Et il est hors de question de ne pas assumer « notre » histoire…
Pour autant, allons-nous comptabiliser les violences anarchistes, les comparer à la violence générale et nous abîmer ainsi dans des polémiques de compilations diverses, en renvoyant par exemple à la Saint-Barthélemy, à l’Inquisition, à Hiroshima, au bombardement de Dresde, aux massacres sempiternels entre nations, entre religions diverses ; allons-nous rappeler les goulags des uns et les camps d’extermination des autres ? Les horreurs de la colonisation ? L’énumération serait sans fin.
Si « des » anarchistes ont été violents et si certains le sont encore, c’est quand même, proportionnellement, avec un nombre moindre de cadavres à mettre sur l’addition.
Allons-nous compter les morts ?
Allons-nous mesurer à la même aune les crimes des chrétiens, des musulmans, des juifs, des bouddhistes, des communistes, etc. ? Non, nous laisserons ces statistiques à d’autres…
On voudra bien reconnaître cependant qu’il n’est pas facile de chasser des esprits − de quasiment tous les esprits − cette idée bien installée que les anarchistes ont la violence inscrite dans leur idéologie et dans leurs pratiques.
Et on pourra finalement se poser la question de savoir qui a le plus intérêt à focaliser les regards sur cette seule violence, occultant ainsi le reste de l’image. Que veut-on ainsi cacher de la sorte ?
Colère, révolte et violence
La colère, ce n’est pas nécessairement la violence : la violence détruit le plus souvent, pas la colère. À la source de la colère, il y a surtout l’injustice. La colère anarchiste n’a pas d’autre raison.
Devant la beauté du monde, pauvre en humanité sera celui ou celle qui ne s’indignera pas, ne se révoltera pas devant le malheur, devant l’atteinte aux droits et devant l’injustice faite aux humains !
Si la colère naît d’un haut sentiment, seule à s’époumoner elle demeure stérile ; elle ne conforte que la bonne opinion que l’on peut avoir de soi-même.
Mais, sans colère ni révolte, on glisse dans la veulerie ! Et notre colère monte également devant l’apathie d’un monde englué dans le divertissement et les crédits à la consommation de gadgets. L’absence de colère est aussi un scandale !
Raoul Vaneigem écrit (1) avoir eu « la louable intention de colérer les masses ».
Nous ajouterons cependant que, sans patience ni opiniâtreté et imagination créative, on ne va pas loin sur la route des changements sociaux.
Quand, en Espagne, en 1936, des militaires fascistes se lancèrent à l’assaut du pouvoir et que l’État républicain défaillant laissa le vide autour de lui, anarchistes, anarcho-syndicalistes − quasiment majoritaires dans le mouvement ouvrier − et autres s’organisèrent pour construire ce que l’on a appelé les « collectivités » (2). Ce ne fut pas dans un mouvement de colère venu de nulle part ; ce fut le résultat d’un long travail de militance, fruit d’au moins trois générations d’êtres humains qui créèrent jour après jour des syndicats et qui, de grèves revendicatives en grèves solidaires, imaginèrent laborieusement les contours d’une future société libertaire ; on ne construit pas dans la colère.
Mais, pour changer la vie et transformer le monde, il faut peut-être quelquefois des bousculements, des brusqueries motivées par l’indignation, la révolte et… la colère.
Cette révolution espagnole, qui nous a quand même toujours paru avoir été décrite de façon par trop hagiographique, sombra sous les coups des franquistes, des communistes −
Staline n’en voulait pas − et de républicains divers − les démocraties occidentales n’en voulaient pas non plus. Et cette révolution trop belle a parfaitement été occultée par les historiens de tous bords − car ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire −, comme sont ignorées, déformées, caricaturées les idées des libertaires.
De toute façon, aujourd’hui, soit on ne croit plus à une révolution possible, soit on en a peur − celle des communistes marxistes russes y est pour quelque chose −, soit…
Malgré tout, un désir de révolution perdure, révolution aux contours incertains que cette revue n’a pas vocation à approfondir maintenant. On trouvera ces informations en d’autres lieux.
Et, en d’autres temps, lors de l’inattendue embellie de 1968 qui permit la floraison d’innombrables ouvrages traitant, depuis, de l’anarchisme, en telle quantité que l’on se demande parfois qui les lit, quand on connaît les chiffres squelettiques des militants organiques.
Le lecteur d’Alternatives non-violentes qui voudrait s’informer pourra cependant consulter, entre de multiples autres, le livre de Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social (3), qui est une honnête introduction aux idées et pratiques libertaires.
La colère naît de l’injustice
Que la colère anarchiste prenne sa source dans l’injustice sociale, personne n’en doutera : l’Histoire le dit tout au long ; et aussi les slogans chantés régulièrement dans les manifs − particulièrement lors de l’année 2010 ; slogans de la Fédération anarchiste, de la Confédération nationale du travail (CNT anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire) et également, pour la plupart, des autres groupes et organisations libertaires.
Quelques exemples :
« Tout est à tous, rien n’est à eux. Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé, ils l’ont volé ! Partage des richesses. Partage du temps d’travail ou alors ça va péter, ça va péter ! »
« Y’en a assez, assez, assez, d’cette société qui sème le chômage et la précarité ! Les patrons licencient ! Licencions les patrons ! »
« Y’en a ras le bol de ces guignols qui ferment les usines, qui ferment les écoles ! Ils mentent, ils volent… Ras l’bol de ces guignols ! »
« La précarité, y’en a marre ! Les licenciements, y’en a marre ! Les salaires de merde, y’en a marre ! Les chefs et les patrons, y’en a marre ! Les inégalités, l’exploitation, le capitalisme… y’en a marre ! »
« Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, le tout-sécuritaire… On n’en veut pas de cette société-là ! »
« Police partout, justice nulle part ! »
Et, pour construire cette justice inexistante, il n’est pas préconisé de tuerie généralisée, pas de pogrom, pas d’exécutions, mais la grève générale et l’autogestion de la société : une grève qui en soi ne porte pas obligatoirement la violence :
« Qui sème la misère récolte la colère ! Grève générale ! »
« Contre la loi du fric et des patrons, partageons les richesses, autogestion ! »
« C’est pas dans les salons, c’est pas à Matignon qu’on obtiendra satisfaction. C’est dans la grève, c’est dans l’action ! Il faut lutter ! S’organiser ! Se syndiquer ! »
« Où c’est qu’on va ? Tous au combat ! Pour y faire quoi ? Défendre nos droits ! Quelle arme on a ? Le syndicat ! CNT, un syndicat de combat ! »
Et puis : « Agir au lieu d’élire ! »
Car il ne s’agit pas de donner carte blanche à des élus : le mandat sera impératif. Oui, il y a une critique libertaire de la démocratie − à ne pas confondre avec une critique fasciste −, de la « démocratie réelle » à distinguer de la « démocratie normative » ; démocratie qui, si nous y regardons de plus près, donne le pouvoir à une minorité contre la majorité. Mais ce n’est ni le lieu ni le moment de s’étendre sur ce sujet. On pourra consulter à ce sujet la revue Réfractions (recherches et expressions anarchistes) (4).
Volonté de construire une justice qui soit internationaliste, dans une société anticapitaliste et antimilitariste :
« Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes ! »
« Guerre au chômage, pas aux immigrés, ni aux sans-emploi ! »
« L’exploitation n’a pas d’pays, l’exploitation n’a pas d’patrie. Solidarité internationale. »
« Une seule lutte, la lutte des classes ; une seule guerre, la guerre sociale. »
« C’est pas les salariés, c’est pas les ouvriers, c’est pas les sans-papiers qu’il faut virer, c’est les profiteurs et les exploiteurs ! »
Et puis encore :
« Dépouillés ? Pas par les Rroms ! Par les spéculateurs et par les financiers ! »
« Le capitalisme, c’est la guerre et la misère, c’est la répression, c’est la pollution et l’exploitation. »
« Ils servent à rien, ils nous coûtent cher, licencions les actionnaires ! »
« Trop d’actionnaires, trop de rentiers, trop d’exclusion, d’humiliation, de privatisation ! Toutes les richesses accumulées, il va falloir les partager ! »
« C’est pas le salariat qu’il faut aménager, c’est le capitalisme qu’il faut éliminer ! »
Vous le voyez bien, ces gens-là sont des destructeurs… des coléreux, c’est sûr !
Peut-être !
Pour le moins, ils ont des convictions fortes, et leurs slogans véhéments, vigoureux et ardents portent une volonté révolutionnaire.
Mais restons calmes, car quand on préconise d’arrêter le travail, quand on parle de partir en grève, le but n’est pas le massacre généralisé :
« On arrête tout mais on réfléchit », c’est aussi au programme !
Pouvoir, violence et révolution
On réfléchit. Entre autres aux problèmes que posent le « pouvoir » et la « violence » ; ces deux thèmes essentiels qui occupent l’imaginaire anarchiste quand il s’agit du projet révolutionnaire. Car il y a toujours projet de révolutionner la société :
« Qui sème la misère récolte la colère ! Grève générale ! Révolution sociale ! »
Qu’allons-nous donc faire puisqu’il est impossible de ne pas se rebeller, de ne pas être en colère ? Certes nous ne ferons pas n’importe quoi n’importe comment ; il y aura, d’un côté, la manière parce qu’un questionnement aura fait son chemin et il y aura aussi, de l’autre, l’improvisation − le joyeux bordel −, un désordre créateur parce qu’un mouvement révolutionnaire fait bouger des masses de gens aux réactions imprévisibles.
Ainsi, depuis de longues années, une critique d’une certaine idée de la révolution et d’une certaine notion de pouvoir taraude les anarchistes ; en particulier, dès 1964, chez un militant comme Tomás Ibáñez :
« Je conçois mal qu’on puisse songer à faire une révolution sociale violente ayant pour but d’apporter un remède anarchiste aux maux dont souffrent les hommes. La seule voie qui me paraisse pleine de promesses et de fruits est de lutter partout, toujours, contre l’autorité et, si l’état de nos forces nous le permet, d’accomplir une révolution, violente ou non, ayant pour but, non pas de propager un communisme libertaire, mais de faire voler en éclats la réalité tangible de l’autorité. »
En 1964, toujours, il écrit que « la révolution de papa est morte » ; ce qui n’empêche pas de réfléchir à un processus révolutionnaire qui tiendrait compte des avancées de la société du moment. Il y aura des « heurts », écrit-il, mais qui ne pourront créer une situation de crise généralisée : « Le potentiel révolutionnaire insurrectionnel ne sera [pas] suffisamment fort pour mettre en danger les structures capitalistes… »
Cependant, les motivations des révolutionnaires « sont toujours présentes en nous, même si nous ne sommes plus d’accord avec leurs méthodes… », mais « nous sommes toujours révolutionnaires » (5).
Supprimer le pouvoir ?
Il s’agit de réfléchir sur l’inévitabilité d’un certain pouvoir ; il s’agit de désacraliser ce concept de pouvoir et plus particulièrement de pouvoir politique. Cela n’a pas de sens de vouloir supprimer le pouvoir : « parler d’une société sans pouvoir constitue une aberration ». Et ce n’est pas pour rien que le livre de Tomás Ibáñez est sous-titré : pour un anarchisme sans dogmes, au grand risque de heurter une tradition libertaire bien ancrée.
En 1983, dans « Pour un pouvoir politique libertaire », on peut lire :
− que le pouvoir c’est la capacité de ; le pouvoir dans ce sens est consubstantiel avec la vie ;
− puis qu’il y a des façons dissymétriques ou inégales d’exercer le pouvoir ;
− enfin, à un niveau macrosocial, qu’il y a des structures, des centres, des appareils, des dispositifs de pouvoir.
« À partir de l’instant où le social implique nécessairement l’existence d’un ensemble d’interactions entre plusieurs éléments […], il y a inéluctablement des effets de pouvoir… ». Et ce pouvoir est « politique » au sens de description des processus et des mécanismes de décision.
Quand les anarchistes parlent de détruire le pouvoir, c’est au sens de détruire un certain type de relations de pouvoir, dans lesquelles se trouvent des structures de domination ; domination qu’il ne faut pas confondre avec la « contrainte naturelle » qu’impose la vie en société ; condition également de la liberté de chacun : contrainte et liberté étant inextricablement liées.
« À bas le pouvoir ! » devrait donc être remplacé par : « À bas les relations de domination ! ».
Ce qui nous oblige à analyser les conditions concrètes de l’exercice d’un pouvoir libertaire au sein de la société actuelle, avec État ; et à réfléchir à la possibilité de résoudre les conflits dans une société sans État.
Vous direz que par cette réflexion nous nous éloignons du thème de la colère anarchiste. Sans doute ! Mais pourquoi voulez-vous que les anarchistes soient toujours en colère ?
Supprimer la violence ?
Si on ne peut supprimer totalement le pouvoir, de même on ne peut supprimer totalement la violence. La violence et le pouvoir se nichent partout.
Et sans doute faudrait-il aborder avec un esprit aussi peu dogmatique que plus haut la problématique de la non-violence. C’est peut-être ce qui est en train de se passer avec le succès relatif de la notion de désobéissance civile et de ses déclinaisons pratiques diverses.
Les anarchistes les plus classiques ne s’y sont pas montrés insensibles qui rechignaient à une non-violence nimbée de religion, d’ascétisme et de mysticisme.
Si la violence n’est pas totalement remise en question chez les anarchistes, on note actuellement une approche biaisée, comme par détournement : en effet, depuis peu, la pratique de la désobéissance civile séduit. Et chez les anars on s’interroge…
Les lecteurs de cette revue savent que, depuis longtemps, certains anarchistes ont fait choix de non-violence (voir à ce sujet Alternatives non-violentes, n° 117) (6) car pour eux l’anarchisme, c’était recherche de cohérence. Oui, l’anarchisme implique certains comportements personnels, sociaux ou moraux sans doute plus rigoureux pour certains que pour d’autres : « Être anarchiste oblige ! (7) » Et, pour citer une « vieille bigote » occitane, Marcelle Delpastre : « Il ne s’agit pas de se laisser mener ni de faire n’importe quoi pour être libre (8). »
La colère de l’anarchiste − colère noire − demeure saine quand elle ne s’égare pas dans la haine contre l’humain et dans la destruction aveugle ; encore que la destruction, la table rase, soit souvent nécessaire à une nouvelle construction. Proudhon n’a pas craint de crier : « Destruam et ædificabo ». Et le même de jurer sa « haine à la propriété », déclarant la guerre et le combat à outrance à celui qui prétend transformer son droit de possession en droit de propriété (9). « Avoir la haine ! », tout court, n’était pas son propos.
Oui, la colère de l’anarchiste demeure saine − et sainte − à l’égal de celle de Jésus chassant les marchands du temple, non ?
André Bernard
1. Raoul Vaneigem, L’État n’est plus rien, soyons tout, Rue des Cascades éditeur, 2010.
2. Gaston Leval, Espagne libertaire, 1936-1939, l’œuvre constructive de la Révolution espagnole, éditions du Cercle – éditions de la Tête de feuilles, 1971. Réédité en 2002 par les éditions TOPS-H.Trinquier.
3. Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social (insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme réalisateur), Atelier de création libertaire, 2007.
4. Réfractions sur la Toile : http://refractions.plusloin.org. Adresse postale : Les amis de Réfractions, c/o Publico, 145, rue Amelot, 75011 Paris.
5. Tomás Ibáñez, Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes, Rue des Cascades éditeur, 2010.
6. Alternatives non-violentes, n° 117 de l’hiver 2000 : « Anarchisme et non-violence : quelles synergies ? ».
7. André Bernard, Être anarchiste oblige ! Atelier de création libertaire, 2010.
8. Plein Chant, n° 71-72, « Marcelle Delpastre », 2009, à Bassac, 16120 Châteauneuf-sur-Charente.
9. Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Réédité récemment en livre de poche.
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