« Là-bas mon pays » d’Alexandre Arcady

Là-bas leur pays ?

Pour qu’une paix véritable et durable puisse s’installer, il est indispensable de reconnaître la souffrance de l’autre. C’est la conscience de cette nécessité qui a conduit, entre autres raisons, Los Solidarios à publier Les Égorgeurs. Car qui désire contribuer à l’apaisement du drame algérien doit garder à l’esprit le traumatisme inouï subi par les populations autochtones. Comme je le rappelais, dans la préface du livre capital de Benoist Rey, si on additionne les personnes déplacées par l’armée française, celles qui ont fui au-delà des frontières, les morts et les blessés, c’est plus d’un Algérien sur deux qui a été directement victime des « événements d’Algérie ». Pour autant, aujourd’hui, cette douleur incommensurable ne devrait plus empêcher la prise en compte des épreuves traversées par les vaincus du conflit qui ont dû quitter l’Algérie et qui n’étaient pas tous, loin s’en faut, des coupables méritant leur sort. Malheur aux vaincus ! Ce principe cynique ne convient bien qu’aux vainqueurs arrogants qui n’ont que faire de réconciliation et ne comptent que sur la force. À long terme, il génère vains ressentiments et désirs stériles de revanche. Le deuil impossible des réprouvés de l’histoire est à l’origine d’une gangrène multiforme en France : racisme et vote FN pour trop de pieds-noirs, marginalisation honteuse pour bien des harkis et leurs enfants.

Aujourd’hui, Là-bas mon pays d’Alexandre Arcady sort sur les écrans français. Présentateur vedette de la télévision, Pierre Nivel (excellent Antoine de Caunes) répond à la demande de Leïla, son amour de jeunesse, et retourne en Algérie pour tenter de sauver la fille de cette dernière d’un mariage forcé avec un émir du GIA. Disons-le d’emblée, le film n’est pas à la hauteur de l’importance du propos. Malgré son honnêteté, Arcady n’a jamais été un grand cinéaste et là où il aurait fallu un immense réalisateur qui sache, à la Ford, lier destins individuels et histoire collective, nous n’avons malheureusement qu’un faiseur d’images : les flash-back sont, par exemple, systématiques et mécaniquement appuyés par un gros plan sur Pierre Nivel, quant à la réflexion historique malgré la collaboration de Benjamin Stora, elle est noyée dans le flot d’images. Le regret est d’autant plus grand que, par moments, l’émotion sourd néanmoins au hasard d’une séquence : la mort finalement acceptée de Pierre Nivel n’exprime-t-elle pas au fond que la vie de cet homme avait perdu tout sens depuis qu’il avait dû quitter et Leïla, son premier et unique amour, et l’Algérie ? Ainsi posée, on sent bien que l’identification de Nivel à son pays natal, l’Algérie, pose question : ses trente années d’adulte ne comptent-elles pas par rapport aux années d’enfance et d’adolescence ? Pour Nivel (ou Arcady ou encore René Bonnell, auteur du roman adapté), il s’agit bien de nostalgie où les fantasmes d’une enfance reconstruite servent, à la fois à souligner et à recouvrir les échecs de sa vie d’homme.

Mais l’intérêt du film est ailleurs. Là-bas mon pays, qui a été réalisé en partie dans la capitale algérienne et donc après avoir obtenu les autorisations nécessaires, a été présenté en avant-première à Alger le 8 avril devant une salle comble qui l’a ovationné. En écho, la presse, à une exception près, a réservé au film un excellent accueil critique. Ces faits marquent un changement dans l’attitude des responsables algériens. Car il y a belle lurette que les pieds-noirs ne sont plus considérés comme des ennemis : l’accueil chaleureux dont ils sont l’objet lors de leur retour en Algérie en témoigne simplement et touche profondément tous ceux qui ont eu la chance de le vivre. Pour autant, l’Algérie officielle s’est construite sur une double mythologie excluant toute référence aux pieds-noirs et à la présence française : la guerre de libération qui met fin à la parenthèse de l’oppression coloniale, a permis de retrouver l’unicité de la nation dans la personnalité arabo-islamique.

Les bouleversements que le pays traverse conduisent à la remise en cause de tous les dogmes. Déjà, les artistes avaient réintégré, à travers leurs fictions, les pieds-noirs dans l’histoire algérienne. Dans Bab-el-Oued City, Mersak Allouache a utilisé le cimetière au-dessous de Notre-Dame-d’Afrique, où se rend Pierre Nivel au début du film, pour faire figurer un couple de pieds-noirs, un homme et sa vieille tante aveugle, comme une résurgence sympathique du passé alors que l’intégriste, l’afghan, interprète lui cette présence pacifique comme l’apparition menaçante de démons. Dans cette séquence très forte, Mersak Allouache nous livre une définition pertinente de l’intégrisme ou du totalitarisme comme peur obsessionnelle du passé toujours susceptible d’apporter un démenti à l’idéologie et donc de la nécessité de contrôler étroitement l’histoire officielle. Mersak Allouache a réservé également une séquence clé à l’évocation des pieds-noirs dans Adieu cousin : Monsieur Maurice confie au petit trabendiste algérois qu’il prie chaque samedi à la synagogue pour que cessent les massacres en Algérie.

C’est aussi au cœur d’un cimetière chrétien que se noue l’intrigue du magnifique roman de Boualem Sansal, Le serment des barbares (Gallimard, 1999). Bien sûr, ces cimetières sont symboliques : en friche, laissés en déshérence, ils constituent autant de traces de la présence des pieds-noirs sur et dans cette terre d’Algérie. Et, évidemment, cette mise en cause des dogmes ne s’effectue pas sans résistance. Boualem Sansal a été traité de nostalgique de l’Algérie française et le journal Liberté accuse Alexandre Arcady de céder à la « tentation révisionniste » (les connotations sont lourdes !). Les mêmes milieux conservateurs ont réussi à obtenir l’annulation de la tournée que devait effectuer en Algérie Enrico Macias à l’invitation du président de la République qui, dans un effet d’annonce, s’était avancé trop vite et a dû reculer sans gloire. La paix n’est jamais chose facile car trop nombreux sont ceux qui continuent de vivre de cette guerre : le phénomène des anciens combattants n’est pas propre à la guerre d’Algérie et nombre de ceux qui se sont construits politiquement à l’occasion de ce conflit ont du mal, ici comme là-bas, à accepter la remise en cause des manichéismes militants. Ces oppositions sont donc normales et s’estomperont avec le temps. Déjà la distance parcourue est considérable. En entamant la réintégration dans son histoire de la dimension française, l’Algérie retrouve progressivement ses héritages multiples (berbère, romain, turc, juif, etc.) qui lui confèrent une extraordinaire richesse.

En dépit de leurs souffrances immenses, un grand nombre d’Algériens ont, depuis longtemps, franchit le pas ; aujourd’hui, c’est l’Algérie officielle qui montre la voie à suivre. Il est grand temps que, de ce côté de la Méditerranée, cette démarche de paix soit pleinement reconnue et prise en compte effectivement. Les ventes du livre de Benoist Rey (la deuxième édition est en voie d’épuisement !) constituent un signe fort tout comme le prix du premier roman attribué en France à Boualem Sansal. Le succès de l’enregistrement du concert de malouf par Enrico Macias comme des disques de Lili Boniche (présent sur la bande son de Là-bas mon pays) montre que bien des pieds- noirs, élevés dans la négation des cultures indigènes, ont, d’ores et déjà, abandonné leur héritage mortifère pour se retrouver dans l’acceptation de la part algérienne de leurs histoires personnelles. Leur deuil sera enfin accompli, quand ils auront accepté que « là-bas » ce n’est plus leur pays mais le pays de ceux qui y vivent et y meurent aujourd’hui et qu’il leur incombe de travailler ici à la paix entre les deux rives, sur les deux rives. Près de quarante ans après l’indépendance, il est vraiment temps de faire la paix.

Mato-Topé

le Monde libertaire, n° 1206, du 18 au 24 mai 2000.

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Une réponse à « Là-bas mon pays » d’Alexandre Arcady

  1. manolo dit :

    la souffrance de l’autre,de tous les autres,au delà du dogme sectaire,sur toutes les rives du pays commun,et celle aussi des milliers de disparus,égorgés,des 1001 carpentras!

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