Simone Weil embrigadée

Simone Weill embrigadée… dans les Brigades internationales

Comme Simone Weil aurait eu 100 ans le 3 février 2009, une série de publications et d’articles lui a été consacrée à cette occasion. Beaucoup de textes reviennent sur son engagement durant la guerre civile espagnole. Sa participation à la guerre fut pourtant brève. Arrivée à Barcelone au tout début d’août 36, elle choisit d’intégrer la milice de la CNT. Dans sa longue lettre à Georges Bernanos, elle explique les raisons de son choix :

« Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclamaient des couches méprisées de la hiérarchie sociale, jusqu’à ce que j’aie pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la CNT espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne − assez peu − avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, et où, par suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté, mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez les hommes humiliés. » (1)

Après un accident dû à sa légendaire maladresse, elle rentre en France dès septembre épouvantée par la violence de la guerre civile et notamment de la part de ses compagnons anarchistes. Elle en fera état également dans sa lettre à Bernanos. Sur proposition d’Albert Camus, la revue Témoins (2) publie cette lettre qui ne manqua pas de provoquer de vives discussions dans le mouvement anarchiste mais qui démontre également la capacité des anarchistes à dépasser le dogmatisme.

Malgré ses réserves, son engagement n’en témoigne pas moins de sa volonté d’être présente au monde et de prendre part à ses conflits armés malgré son pacifisme. Une photographie célèbre la montre avec ses petites lunettes d’acier sur le nez, le fusil à l’épaule droite, le calot rouge et noir sur la tête, un peu perdue dans son bleu de travail sur la poche droite duquel on peut lire le N et le T du sigle de la grande centrale syndicale anarchiste. Sur un autre cliché, elle figure en pied sans lunettes et sans fusil mais toujours dans son uniforme de la milice anarchiste avec un léger sourire dont elle semble ne pas se départir et qui marque d’évidence son contentement.

C’est cette photo qui a été retenue pour la première de couverture de L’Insoumise, la biographie consacrée à Simone Weil par Laure Adler (Actes Sud, 2008). Bien que recadrée en plan américain, le N et le T restent bien lisibles malgré la couleur sépia. Dans la recension parue dans le Nouvel Observateur du 6 novembre 2008, Jacques Nerson note : « Militante socialiste, elle intègre un corps franc pendant la guerre d’Espagne ». « Socialiste » ? « Un corps franc » ? Surtout ne pas être précis, rester dans le vague pour ne pas avoir à nommer l’indicible : au Nouvel Obs, on ne voudrait pas ternir la réputation de cette philosophe si sympathique, si humaine en la stigmatisant par le rappel de son engagement dans une milice anarchiste… D’ici que le lecteur l’imagine en train de poser des barres de béton sur des caténaires ou, pire encore, considère qu’elle était du côté franquiste car, depuis la période sinistre de l’occupation en France, le terme de milice est synonyme de fascisme… Et puis depuis que le mouvement anarchiste s’est construit en adversaire résolu du capitalisme, l’idéologie dominante a parfaitement fonctionné pour dévaluer le terme « anarchiste » en le connotant de toutes les tares possibles. À tel point que certains anarchistes ont préféré se nommer libertaires ne serait-ce que pour ne pas tomber sous le coup des lois scélérates promulguées en France à la fin du XIXe siècle…

Sur cette question sensible de la participation de Simone Weil à la guerre civile, les sites officiels optent pour une neutralité absolue : « En 1936, elle s’engage aux côtés des républicains dans la guerre d’Espagne » (lyc-simone-weil.scola.ac-paris.fr/site/) ou « Le 8 août 1936 elle gagne l’Espagne, pour partager la cause Républicaine après le coup d’État du 17 juillet, et contribuer à la lutte contre les franquistes. » (Alain Vernet pour encyclopedie.bourges.net). Cette neutralité s’avère pleinement fonctionnelle car elle permet la récupération de la philosophe par l’institution. L’académie de Paris ou la ville de Bourges ne sauraient que faire d’une militante anarchiste, ne fusse que durant un très bref été (3)…

Ailleurs où on ne craint pas les mots, on préfère utiliser « brigades internationales » comme une expression technique pour faire accroire une certaine compétence en matière historique. Dans Télérama, n° 3086 du 4 mars 2009, sur une double page (pp. 20-21), un article sur Simone Weil est illustré par la photo en pied de la philosophe dans son uniforme un peu trop grand de combattante anarchiste. Le sigle est toujours lisible et le calot toujours sur la tête mais qu’importe, la légende, ce sera contre toute évidence : « Simone Weil, membre des brigades internationales en Espagne (1936) ». Le nom de la Brigade n’est pas précisé : un esprit taquin pourrait souffler au journaliste ignare « Camillo Berneri », par exemple ? Compte tenu que les Brigades n’ont été constituées qu’en novembre pour n’être vraiment opérationnelles qu’en décembre, l’appellation pose déjà un petit problème chronologique. Mais, pour qui connaît a minima l’histoire de la guerre civile, l’uniforme de la philosophe aurait été d’une incongruité absolue dans une brigade internationale qui aurait même pu lui coûter la vie.

Sur le site qui lui est consacré (http://simone.weil.neuf.fr/), l’éphéméride note au 8 août 1936 : « Simone s’engage dans les “Brigades internationales” et entre dans l’Espagne en guerre » et l’illustre par la photo en milicienne. À une question d’un internaute sur l’engagement de Simone Weil en Espagne, la réponse est pourtant sans ambiguïté : « Elle prend contact avec les anarcho-syndicalistes de la CNT (Confédération nationale du travail), et parvient à se faire engager dans la colonne Durruti. » La contradiction n’est même pas perçue : « brigades internationales » fait fonction de synonyme sans accroc. Force de l’idéologie !

Dans les blogs qui recyclent de l’info sans vraiment la traiter, l’appartenance de Simone Weil aux brigades internationales ne pose aucun problème, ne soulève aucune question : « Cette même année, Simone Weil franchit la frontière espagnole pour participer à la guerre d’Espagne avec les brigades internationales. » (http://belcaire.over-blog.com/) ou encore « Quelques mois plus tard, la guerre civile éclate en Espagne. […] La philosophe estime qu’en cas de guerre, chacun doit agir selon sa conscience. Aussi elle s’engage dans ce que seront les Brigades internationales. » (Marie Barral, http://sijetaisdeboutsurmatete.blog…). L’emploi du futur est cependant plus respectueux de la chronologie.

Dès 1917, les bolcheviks ont fait main basse non seulement sur la révolution en Russie mais sur l’idée même de Révolution en se servant de leur légitimité toute neuve de vainqueurs. On se souvient de l’entrevue entre Trotski, le commissaire du peuple, et Gaston Leval, délégué de la CNT au congrès constitutif de l’Internationale syndicale rouge en 1921 et qui ose du haut de ses 26 ans lui demander des nouvelles des anarchistes emprisonnés et qui surtout ne se satisfait pas de ses réponses dilatoires. Comme Gaston Leval insiste, Trotski furieux prend l’impertinent par le revers et lui hurle : « Nous avons fait la révolution, nous autres, les bolcheviks, et vous qu’avez-vous fait ? Ce n’est pas à vous de nous donner des ordres, nous n’avons pas à en recevoir de vous ! » (4). Tout est dit. Avec Staline, la récupération sera parachevée d’autant qu’elle sert également les thuriféraires du capitalisme : le socialisme réel constitue en effet le parfait repoussoir.

Après l’ouverture des archives à la chute du franquisme puis suite à l’effondrement du bloc communiste et les très nombreuses publications consacrées à leur guerre sans merci menée contre la révolution espagnole, le rôle funeste des staliniens ne fait plus aucun doute. Pour autant, le mythe perdure à travers notamment les Brigades internationales, « les meilleurs, les alliés les plus efficaces de la République » pour Dolorès Ibarruri, devenues une sorte de synonyme commode pour évoquer l’engagement de tous les étrangers dans le conflit espagnol qui se trouvent ainsi enrôlés sous bannière communiste. Ainsi après la quasi-disparition des partis staliniens et de leurs fidèles compagnons de route, l’utilisation de ce synonyme continue pourtant à remplir ses fonctions idéologiques en conférant un semblant de légitimité à ce mouvement moribond mais surtout en contribuant à entretenir confusion et amalgame entre l’idée de révolution sociale et le stalinisme afin de faire perdurer son effet dissuasif sur le mode plutôt Wall Street que les grandes famines, plutôt nos CRS que leur goulag, plutôt EDF que Tchernobyl, etc. Car, L’Empire du moindre mal (5) ne connaît pas d’autre légitimité que de prétendre être le pire des systèmes mais à l’exclusion de tous les autres…

Mato-Topé

 

1. In Simone Weil, Lettre à Georges Bernanos, 1938, in Œuvres, Quarto Gallimard. Sur le site http://www.gimenologues.org/, on peut lire un long extrait de l’article de Phil Casoar, « Louis Mercier, Simone Weil : retour sur une controverse », in Présence de Louis Mercier, ouvrage collectif, ACL, Lyon, 1999.

2. N° 7, 1954, disponible sur le site La Presse anarchiste : http://www.la-presse-anarchiste.net/

3. Cf. Hans Magnus Enzensberger, Le bref été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durruti, Paris, Gallimard (coll. Monde entier), 1975.

4. In Daniel Guérin, Ni Dieu ni maître, Anthologie de l’anarchisme, tome IV, Paris, François Maspero (Petite collection, n° 69), 1973, p. 120.

5. Cf. L’Empire du moindre mal, sous-titré « essai sur la civilisation libérale », de Jean-Claude Michéa, Paris, Ed. Climats, 2007.

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Une réponse à Simone Weil embrigadée

  1. GIMENO dit :

    Bonjour,
    Je viens, je suis en train de finir l’insoumise de laure Adler…j’avais lu Condition Ouvrière de Simone Weil..une révélation pour moi…quelques années lus tard je me replonge dans sa vie et ses actions. J’aimerais savoir si il y a des réunions, un cercle pour continuer son œuvre et ses lignes politiques. Si c’est la cas j’aimerais y souscrire.
    Berçé par la Commune chère à mon Grand père je vois aujourd’hui qu’il a ancré au fond de moi ses idéaux.
    Mr Gimeno

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